Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/616

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cela se comprend : il sortait des orages et tempêtes, il éprouvait le besoin de se raconter le drame qu’il venait de traverser, pour s’en délivrer, s’en reposer, et peut-être pour en jouir encore ; mais deux personnages seulement, lui et une autre, hantaient son imagination, peuplaient toute sa pensée ; il avait vu Mme Récamier à Coppet et n’avait fait presque aucune attention à elle, pour être très occupé d’un autre côté ; à dire vrai, il ne la connaissait point. Mais, en 1816, « le pauvre Benjamin » la connaissait, cette fois, et un peu plus peut-être qu’il n’eût voulu. Je m’étonne et je regrette qu’il n’ait pas, avant l’impression, complété et avivé le portrait, qui eût fait, avec Ellénore, un piquant et sans doute un très savant contraste.

Ellénore, elle-même, — nous y voilà, et il faut bien enfin toucher à ce point délicat de notre étude, — Ellénore est-elle un personnage bien net, bien éclairé, surtout bien profondément pénétré ? J’ai des doutes à cet égard, des inquiétudes plutôt, et une certaine hésitation. Il me semble qu’elle est composée un peu artificiellement de parties qui ne sont pas tout à fait d’accord. Ellénore est une femme très douce, ce me semble, très tendre, née pour la soumission et le dévoûment à ce qu’elle aime, destinée à s’absorber et à s’ensevelir avec délices dans l’amour qu’elle a longtemps attendu et qu’elle a enfin trouvé, y sacrifiant sa considération, ses enfans si aimés jusque-là, et qui, dès le moment qu’elle aime Adolphe, ne sont plus que « les enfans de M. de P.., » et son repos, et sa conscience, et enfin sa vie. Telle elle m’apparaît au commencement, au milieu, à la fin du livre. C’est une immolée, une sacrifiée ; elle est en proie avec les tristes et infinies jouissances de la victime qui s’abandonne. Dès lors, je ne comprends pas bien les fureurs, les emportemens, les scènes où « nous nous dîmes mutuellement tout ce que la haine et la rage peuvent inspirer… » Les coquetteries de la fin, d’accord : Ellénore veut essayer de la jalousie et du dépit pour ramener celui qui n’aime plus, et cherche gauchement à s’attirer les hommages des autres hommes. La pauvre femme ! Mais les violences, les éclats et les tremblemens de terre, je ne les comprends pas. Ce sont les pleurs, les plaintes timides, les anéantissemens dans la douleur, et surtout les longs silences de la voix et des yeux qui sont les armes, et redoutables, de pareilles femmes dans cette lutte qui est l’amour. Je me sens un peu dépaysé quand Ellénore devient une sorte de Médée. Il y a peut-être une raison ; et peut-être il y en a deux. Nous savons très bien à qui pensait Constant, en 1806, quand il composait le personnage d’Ellénore, et nous savons que, par une délicatesse inconnue de nos jours, ce à quoi il s’appliquait, c’était à ne point le faire