Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/614

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La preuve, — et ceci est bien admirable, — c’est que les choses, Adolphe les verra, quand il n’aimera plus. Des descriptions, le sentiment de la nature ; mais en voici, et on ne l’a pas assez remarqué, seulement placés où il faut. Adolphe est allé dans le monde, il s’est senti décidément ramené à cette vie régulière qu’il a toujours regrettée ; il revient lentement au château d’EIIénore comme à une prison, et retardant le moment de l’atteindre ; et maintenant, un peu délivré de cette passion qui vous réduit tout entier à elle-même et vous enserre dans son cercle étroit, il retrouve les yeux du corps et ceux de l’imagination ; il revoit le passé et il jette un regard sur l’espace, qui recommence à exister pour lui ; il « revoit l’antique château qu’il a habité avec son père,.. les bois,.. la rivière,.. les montagnes qui bordaient l’horizon, » et toutes ces choses « tellement présentes, pleines d’une telle vie, qu’elles lui causent un frémissement qu’il a peine à supporter ; » et il voit ce qui l’entoure, la terre douce, le ciel serein, la paix silencieuse et calmante des choses : « Les ombres de la nuit s’épaississaient à chaque instant, le vaste silence qui m’environnait n’était interrompu que par des bruits rares et lointains… Je promenais mes regards sur l’horizon grisâtre dont je n’apercevais plus les limites, et qui, par là même, me donnait en quelque sorte le sentiment de l’immensité… La nuit presque tout entière s’écoula ainsi. Je marchais au hasard ; je parcourais des champs, des bois, des hameaux où tout était immobile. De temps en temps, j’apercevais dans quelque habitation éloignée une pâle lumière qui perçait l’obscurité… » Certes, celui qui a écrit cette admirable page est un artiste ; seulement c’est un artiste très sobre, ignorant ou dédaigneux de la rhétorique de son métier, surtout un artiste gouverné par un psychologue, qui ne permet à ses personnages de devenir poètes que quand ils peuvent l’être, que quand l’affaissement de leur passion a mis leur imagination en liberté, et dans la mesure que cette évasion d’un moment leur permet, et dans la direction encore où le tour de leurs sentimens les incline.

Et que les scènes ne soient pas faites, c’est aussi une erreur ; elles ne sont pas surfaites, voilà tout ; elles sont données pour ce qu’elles sont, comme elles sont, sans amplification ni surcharge : Constant a une loyauté d’artiste égale à la loyauté de ses confessions. Dernière sortie d’Ellénore ; après-midi d’hiver ; soleil triste sur la campagne grise : « Elle prit mon bras, nous marchâmes longtemps sans rien dire ; elle avançait avec peine et se penchait sur moi presque tout entière. — Arrêtons-nous un instant. — Non, j’ai plaisir à me sentir encore soutenue par vous. — Nous retombâmes dans le silence. Le ciel était serein, mais les arbres étaient