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une sorte de gageure née d’un peu de vanité et du besoin de faire comme les autres, et dont La Rochefoucauld a dit : « Il y a des gens qui n’auraient point aimé s’ils n’eussent entendu parler d’amour. » Ah ! les merveilleuses cinquante premières pages ! Et la suite ! Le tourment d’aimer sans amour, les secousses pour se détacher qui ne font que lier davantage, les mensonges à autrui qui vous avilissent et ne trompent pas, les mensonges à soi-même qui ne trompent pas et qui vous torturent, l’impossibilité et de rompre, et de continuer, et de se résigner, et de s’évader, l’impossibilité de quoi que ce soit, l’angoisse de sentir qu’il n’y a pas de répit et qu’il n’y aura pas de solution ; et l’effort, plus affreux que tout le reste, pour faire renaître ce qui n’est plus et ne peut revivre, la sensation du néant et de l’impuissance absolue de créer ; certes, c’est un beau cauchemar, qui a cela de navrant qu’on le sent réel, plus réel que ce qui nous entoure, d’une vérité indiscutable et inévitable, et que chaque ligne est évidemment le résumé de longs incidens douloureux et pitoyables, d’intimes et secrètes tragédies. Le terrible don de voir clair dans son cœur, et le secret d’abréger tout parce qu’on voit tout, ce sont les deux facultés puissantes dont ce livre est né. Ce Constant, avec le regard droit qu’il assénait sur chaque contraction de l’être fougueux et désordonné qu’il portait en lui, était presque le seul qui pût l’écrire.

Le seul homme qui pût écrire Adolphe, c’était l’auteur du Journal intime, l’homme qui était si loin de se déguiser rien sur lui-même, qu’il avait même un penchant à interpréter en mal ses sentimens, quand ils étaient susceptibles de deux interprétations, et à plaider plutôt contre lui que pour lui. Par exemple, on sait et l’on sent assez qu’il a aimé, et, sinon profondément, du moins vivement, et elle est dans Adolphe, cette pensée humiliante : « Nous sommes si mobiles, que nous finissons par éprouver les sentimens que nous feignons. » On sait que Constant était capable de braver les préjugés du monde, tout en les craignant infiniment ; s’il n’avait pas le goût de les affronter, il en avait le courage. C’est la partie de lui-même la plus défavorable, aussi vraie que l’autre, mais ni plus ni moins, qu’il met dans Adolphe. Adolphe n’a pas même un instant l’idée d’imposer Ellénore au monde, de lui donner son nom, de reconnaître publiquement le sacrifice par un bienfait. Il est l’esclave de toutes les faiblesses à la fois, soit qu’il reste auprès d’Ellénore sans l’aimer, soit qu’il recule devant l’opinion sans la respecter. Quand on lit Adolphe, on comprend très bien la manie caractéristique, terreur des propos du monde, superstition sociale, que l’auteur de Delphine a attribuée à son Léonce : « L’assemblée était nombreuse ; on m’examinait avec attention… On se taisait à