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de sa vie, il s’écrie : « C’est absurde de vivre avec des gens qui ne savent pas dormir ! Il faut que je me marie pour me coucher de bonne heure ; » et à tel autre : « Ma femme a la manie de veiller ; et moi qui me suis marié pour me coucher tôt ! » C’est du Plaute ; mais il en souffre horriblement, par le sentiment qu’il a que cette comédie est grave, ne devant avoir son dénoûment que par la mort, et qu’il est en proie à une absurdité qui est au fond de sa nature même. Il se pose incessamment l’alternative bien nette, bien tranchée, d’où une résolution ferme va évidemment sortir, et que sont admirables à formuler ceux précisément qui ne prendront jamais un parti : ou une vie calme, régulière, toute à l’étude, toute à mon livre, sans un regard jeté dehors ; ou le pouvoir, la lutte, les responsabilités, l’action incessante. Se mettre au choix si souvent, c’est n’avoir pas choisi, et qui n’a pas choisi de bonne heure, d’instinct, et sans même délibérer, délibérera toujours. Sur lui-même, sur ce qu’il avait, non pas à penser, mais à faire, Constant a délibéré toute sa vie.

Cette irrésolution n’est pas d’un homme mou et inconsistant ; elle est d’un homme surexcité et bondissant, actif non sans but, mais pour mille buts, et toujours emporté en impétueuses saillies. Il était curieux à voir à la chambre, à son banc de député, écrivant vingt lettres, corrigeant des épreuves, interrompant l’orateur, appelant un huissier, puis un autre, donnant des instructions à un collègue, et finissant par demander la parole et par faire un discours précis, lumineux et déconcertant ; le tout pour « faire effet, » comme il aime à dire, je le sais bien, mais aussi parce qu’il était dévoré d’activité et perpétuellement enfiévré. Tel au forum, tel dans le privé. Il adorait le monde, les dîners, les soupers, les soirées, les conversations, les discussions, le jeu. Personne n’a plus dîné en ville, personne n’a plus causé, ni mieux, avec toute l’Europe, en quatre ou cinq langues, qu’il savait très bien. Toute sensation courte et violente, secouant tous les nerfs et les brisant, lui était chère. Un duel le ravissait : « Forbin m’a blessé chez Mme R… ; en voilà un qui n’en sera pas quitte pour une estafilade… Ils veulent arranger mon affaire avec Forbin ; quel ennui ! » Il s’est battu vingt fois, malade même et impotent, assis dans son fauteuil, une main sur l’appui, l’autre levant l’arme. Figurez-vous le Voltaire de Houdon, un pistolet dans la main droite. Ses journées sont combles, remplies à craquer : lectures, visites, lettres, un chapitre refait dix fois ; car il n’est jamais content ; amours commencées, laissées, reprises, s’entrelaçant, avec des désespoirs, des dégoûts et des enthousiasmes. Rentré chez lui, il écrit dans son journal que tout cela est idiot, et se moque cruellement de lui-même. — C’est un don