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l’invasion des eaux dans les galeries obscures... L’ensemble des voix aurait exprimé l’âme de la foule, ses mornes douleurs, sa croissante indignation, l’explosion de sa révolte et ses dernières angoisses : tout cela était dans le livre; un bataillon de figurans muets ne peut nous le rendre. Alors qu’est-ce qui nous reste ? Une demi-douzaine d’individus, qui, dans le roman, ne comptaient guère, et leurs aventures personnelles, qui ne formaient que l’argument banal de ce prodigieux poème. Encore offraient-ils un assez curieux exemplaire d’une société pervertie par la misère et l’ignorance : la lumière de la morale, dans leur souterrain, subissait une réfraction intéressante. Rappelez-vous Maheu et la Maheude, ces honnêtes gens, qui trouvent bon que leur fille prenne ses récréations avec les amoureux, pourvu qu’elle leur rapporte le prix de son travail. Rappelez-vous cette promiscuité où fleurit délicatement la mutuelle tendresse d’Etienne et de Catherine. Et, ma foil il y avait là des ébauches de caractères: Etienne, l’ouvrier à demi instruit, attiré par le mirage du bonheur universel, et puis doutant de sa chimère; s’élevant, pour les élever avec lui, au-dessus de ses camarades, et bientôt dégoûté de leur bassesse; Chaval, tout à fait illettré, rude abatteur de besogne, ni meilleur ni plus méchant qu’un autre, et qui, par un progrès insensible, arrive à déserter la cause commune. Mais sur la scène, je ne sais comment, les rayons de la morale se sont redressés : Maheu et la Maheude jurent qu’ils tueraient leur fille si elle commettait une faute. Les sentimens d’Etienne et de Catherine, dans une maison mieux rangée, n’ont plus la même qualité rare. Les caractères ont perdu leurs nuances : tout d’une couleur, celui-ci est opposé à celui-là, qui n’est pas plus varié. Un héros, un traître, voilà Etienne et Chaval. Ainsi l’épopée est réduite en scénario de mélodrame ; et, comme il s’espace en douze tableaux, ce scénario lasse notre patience. Vers le milieu de la soirée, l’agonie d’une petite fille, une scène de pugilat nous procurent un peu d’émotion physique : entre deux séries de plats insipides, c’est un sorbet! Il faut avouer que ce banquet n’a pas de quoi allécher les délicats ni même la multitude. Vainement, après l’avoir servi, l’auteur s’est avisé d’ajouter un peu de dessert, une chatterie pour les grands enfans : la grâce de l’héroïne! Le dénoûment est modifié, Catherine est sauvée, mais pas la pièce! Nous constatons ce désastre avec mélancolie. Voilà encore ajournée l’éclosion de l’art moderne ; espérons qu’un prochain drame de M. Zola tiendra mieux les promesses de ce titre symbolique : Germinal !


LOUIS GANDERAX.