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Ici vient se placer un singulier épisode de la vie de Lesdiguières. Un colonel Alard, au service du duc de Savoie, vint demander au maréchal la permission de lever un régiment dans le Dauphiné. (Son maître, après avoir eu des démêlés avec le duc de Mantoue, était sur le point de faire la guerre aux Espagnols.) Pendant qu’Alard était à Grenoble, il fit tuer, la nuit, dans un guet-apens, Enemond Matel, le mari de la dame de Moyranc, la maîtresse du maréchal[1]. Le parlement fit mettre le colonel en prison, comme complice de l’assassinat; le bruit public l’accusait d’avoir cherché à gagner les faveurs de la dame de Moyranc, en la débarrassant de son mari. Le maréchal fit mettre le colonel Alard en liberté, et le parlement, s’en étant ému, lui envoya une députation. Lesdiguières se plaignit de la violation qui avait été faite du droit des gens en la personne d’un agent du duc de Savoie, d’un prince allié de la France. Il consentit pourtant à ce que le colonel rentrât en prison, à la condition qu’il fût remis presque aussitôt en liberté. (Alard se brouilla plus tard avec le duc de Savoie et se sauva chez les Espagnols; il fut tué à Milan, par un jeune garçon, de deux coups de couteau.) La dame de Moyranc, qu’un assassinat avait fait veuve, put aspirer à devenir la femme légitime de Lesdiguières; nous verrons plus loin qu’elle n’eut pas trop longtemps à attendre.

Quand la cour parla de se rendre à Bayonne pour les mariages espagnols, Lesdiguières prétexta des affaires de Savoie pour demeurer en Dauphiné; il ne se lia étroitement avec personne, et quand l’assemblée des églises vint se réunir à Grenoble, il lui donna des conseils de modération ; il osa lui dire que, si les protestans commençaient la guerre civile, ils se rendraient a odieux à toute la France. » Condé essaya en vain de l’entraîner, il se montra inébranlable. L’assemblée se sentit bientôt gênée par ses conseils, et résolut de quitter Grenoble sous prétexte de quelques maladies contagieuses qui régnaient dans la ville ; il tenta en vain de l’y retenir; les membres de l’assemblée, sans la permission du roi, prirent le parti de se rendre à Nîmes. Il n’avait rien obtenu de ceux dont il disait : « Il est à craindre qu’en voulant faire les mauvois, comme font ceux qui disent qu’on ne donne rien que par crainte à la cour et essayant s’affermir par des boutades de feu de paille, on ne se trouve enferré en une guerre non preveue et impourvue, dont les inconvéniens sont aussi grands qu’irritables. »

Il jugeait avec raison qu’il n’était plus temps d’empêcher les mariages

  1. Le lieu où fut assassiné Matel garda longtemps le nom de « malanot » (la mauvaise nuit).