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s’avouait « son homme ; » quand il avait remporté une victoire en Asturie, il lui en envoyait les trophées, des mules, des prisonniers et des cuirasses sarrasines. Au loin, Charles apparaissait comme le maître de l’Occident. Le khalife de Bagdad le saluait comme un collègue dans le gouvernement du monde. Au mois de décembre de l’an 800, Charles recevait de deux moines, envoyés par le patriarche de Jérusalem, l’étendard de la ville et les clés du saint sépulcre. Il était bien plus qu’un roi des Francs. Il le savait, il le disait. Son âme s’élevait du même vol que sa fortune. Le devoir qu’il avait assumé de propager la foi étendait son regard au-delà de toutes les frontières. Son esprit se mouvait dans l’universel. Si l’empire a pu être relevé, c’est parce que l’empereur était là.

Je ne sais pas quelles pensées se sont agitées dans la tête de Charlemagne, au moment où Léon l’a couronné; mais je sais que ce jour-là est un des plus grands de l’histoire. Le roi de ces Francs qui ont successivement soumis les nations barbares établies en terre romaine, l’héritier universel de l’invasion par laquelle l’empire a été détruit, restaure cet empire. Il clôt l’histoire des Alaric, des Genséric, des Théodoric, des Gondebaud, des Clovis, de tous ces usurpateurs en devenant le successeur d’Auguste : quel spectacle !

Peu importe donc notre incertitude sur tel ou tel détail. Nous voyons, nous savons, nous comprenons les grandes causes de la restauration de l’empire romain. Mais supposez que quelque raisonneur, s’approchant de ces augustes personnages auxquels il avait a semblé bon de faire empereur le seigneur Charles, » leur ait demandé ce qu’ils entendaient au juste par un empire romain, en l’an de grâce 800 ; qu’il ait adressé la même question au pape qui a donné la couronne, au prince qui l’a reçue: tous, électeurs, élu, consécrateur, auraient été fort embarrassés. Cet empire qui vient de naître, personne ne sera capable de le définir, au cours de son existence. Aussi nous reste-t-il à dire quelle énigme a été proposée au monde par le pape et par l’empereur, énigme indéchiffrable, dont l’Allemagne a cherché le mot, pendant mille ans, sans le trouver.


ERNEST LAVISSE.