Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/188

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au seigneur ; le roi continuera d’être surtout le premier seigneur de France, à leurs yeux. Jusqu’à la renaissance, les chevaliers, dépositaires des idées et des sentimens d’origine franque, ont eu une incontestable supériorité morale, celle du dévoûment et de l’héroisme, sur le reste de la nation confiné dans les horizons étroits et vulgaires de la tradition gallo-romaine, ou, si l’on veut, gauloise ; voici que les bourgeois vêtus de la robe lisent les sages de l’antiquité comme jamais ne les ont lus leurs ancêtres les légistes ; au lieu des quelques éclairs de la pensée gréco-latine que des livres rares et mal choisis faisaient parvenir aux hommes du moyen âge, cette pensée tout entière leur arrive en sa gloire ; ils lui ouvrent leur intelligence et leur cœur, se font une âme romaine, s’animent de sentimens plus hauts encore que les sentimens du passé ; ils deviennent la raison même de la nation ; c’est des beaux secrets de leur esprit que la nation avide de se renouveler pour la vie moderne, s’emparera deux cents ans plus tard avec une hâte brutale et funeste pour faire la révolution.

Étienne Pasquier fut des premiers à découvrir clairement la patrie française dans les livres latins. Il en conçut tout aussitôt du dépit et de la jalousie. Nombreux sont les passages de ses œuvres où il tâche d’établir que nous valons les Romains, que nous valons mieux qu’eux. Il estime que c’est une faiblesse d’esprit de s’incliner devant la prétendue supériorité de Rome. N’avons-nous pas, dit-il gravement, vaincu Rome sous Bellovèse, saccagé Rome sous Brennus, terrifié Rome mainte autrefois encore, jusqu’à lui faire proclamer le tumultus ? César, revenant des Gaules, n’a-t-il pas triomphé de Rome grâce aux Gaulois ? Charlemagne n’a-t-il pas été empereur de Rome ? Les croisés ne sont-ils pas allés à Byzance, cette seconde Rome ? Les souvenirs de Charles VIII et ceux du connétable de Bourbon sont encore frais dans la ville des papes ! Dans les lettres mêmes, nous-valons pour le moins cette fameuse Rome : qui ne sait que les druides possédèrent la plus belle philosophie qui fut jamais, qu’ils en influencèrent la Grèce, que leur littérature orale fut sans rivale et qu’ils eurent le seul tort de ne pas écrire ? Ce tort leur est commun avec Lycurgue, Pythagore et Socrate, « lesquels pensaient qu’il était bon d’obliger les mémoires au lieu d’accumuler les papiers. » La moderne Italie, pas plus que l’ancienne, ne se peut prévaloir d’une supériorité sur nous ; bien plus, elle nous doit sa poésie : ses poètes se sont inspirés de Béranger comte de Provence, de Raymond comte de Toulouse et de leurs courtisans, « et ainsi le voit-on à l’œil dans les œuvres de Dante, lequel embellit une partie de ses écrits de plusieurs traits, mi-partis tant du provençal que français. »

Ces points bien établis dans l’intérêt de la dignité française, Pasquier