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vue, et m’est avis qu’à dater de ce jour il se fit une tout autre idée de la capacité de M. William[1].

Peu après, en effet, il l’appelait à New-York, l’associait à ses affaires et se déchargeait peu à peu sur lui de l’écrasant fardeau de ses entreprises multiples.

Il avait soixante-dix ans quand, tout à coup, renonçant à la navigation, il vendit sa flotte et tourna son attention du côté des chemins de fer. On s’en étonna fort, et ses amis ne se firent pas faute de prédire qu’il allait compromettre dans ces spéculations nouvelles pour lui son immense fortune. Il n’en fut rien; il opéra si habilement sur ce nouveau terrain qu’il la doubla. En 1862, il achète le chemin de fer de Harlem; celui de l’Hudson en 1863. Ses rivaux font baisser le cours des actions ; il reprend sous main toutes celles qui sont offertes. On multiplie les ventes, il multiplie les achats. Il sait qu’il a tous les litres, que l’on opère à découvert, il attend ; puis, quand vient l’heure de la livraison, il fait monter les prix, tient ses ennemis à la gorge et ne les lâche qu’après leur avoir fait payer cher les frais de la campagne.

En 1864, il s’empare de la ligne de Central, puis de celle de l’Erié, soutenant contre Drew, Gould et James Fisk une lutte acharnée; un moment, sur le point de succomber, James Fisk ayant créé des titres faux dont il inonde le marché ; mais sa persistance l’emporte, il les tient enfin à sa discrétion et leur fait payer 9 millions de dollars (45 millions de francs) d’indemnité. En cinq années, il ajoutait à sa fortune 125 millions de francs. Il avait alors quatre-vingts ans, et sa charpente solide, sa puissante ossature, semblaient défier la vieillesse. Sa mémoire prodigieuse et tenace lui permettait de suivre sans effort ses entreprises multiples et d’en embrasser l’ensemble. Rarement il consultait ses livres, mais fréquemment un petit carnet de quelques sous qui ne le quittait pas et qu’il surchargeait d’hiéroglyphes indéchiffrables pour tout autre que pour lui. Brouillé dès son enfance avec l’orthographe, il était incapable de rédiger une lettre sans fautes, et jusqu’à la fin de ses jours il écrivit boylar pour boiler. En revanche, il dictait avec une netteté et une concision remarquables. Ses lettres étaient des modèles de brièveté, et le plus sûr moyen de l’irriter était de lui écrire longuement.

— On peut tout dire en une page, affirmait-il. Ceux qui en écrivent deux sont des idiots qui gaspillent plus de mots qu’il n’est nécessaire.

Il en était ménager, aussi bien dans sa correspondance que dans sa conversation, parlant rarement de lui-même, simple dans ses

  1. The Vanderbilts, p. 62.