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de plus précieux. Nul ne douta de sa parole; on connaissait son intrépidité, et on le savait homme à défendre son bien. La plupart des richesses de l’île s’entassèrent dans l’entrepont de ses bâtimens, et, la nuit venue, les planteurs retournèrent à terre pour amener à bord, à la faveur de l’obscurité, leurs femmes et leurs enfans. Mais l’éveil était donné, et, si quelques-uns réussirent, bon nombre furent égorgés par les nègres.

Stephen Girard attendit jusqu’à ce que le dernier des survivans eût rallié son bord, puis il donna le signal du départ et fit voile pour la Nouvelle-Orléans, qu’il atteignit sans encombre. Il débarqua ses passagers et ce qui leur appartenait, recevant de chacun d’eux une somme considérable, puis il s’appropria l’or et l’argent de ceux qui, tués avant le départ, n’étaient plus là pour le réclamer. Enrichi par ce coup de piraterie, il s’établit à Philadelphie, y fonda la première maison de banque et prospéra.

En 1793, une terrible épidémie de fièvre jaune éclatait à Philadelphie. Tous ceux qui le purent émigrèrent. Chaque jour des centaines de victimes succombaient sans secours et sans soins. Telle était l’intensité du fléau, que médecins et gardes-malades avaient déserté ; les médicamens manquaient, les autorités étaient en fuite ; les bras faisaient défaut pour ensevelir les morts, et la populace s’abandonnait à tous les excès de l’ivrognerie pour noyer ses terreurs. Dans cet épouvantable désarroi, Stephen Girard prit courageusement en main l’administration de la ville. Il s’établit à l’hôpital, rallia autour de lui quelques hommes de bonne volonté, rétablit l’ordre, passant ses jours et ses nuits dans cette atmosphère empestée, donnant l’exemple en transportant les morts dans ses bras et les enterrant lui-même, soignant les malades, dépensant sans compter, faisant venir les médicamens nécessaires, attirant à force d’or des médecins et des infirmiers. « La situation effroyable dans laquelle la terreur et l’épidémie ont plongé cette malheureuse ville impose des devoirs impérieux à tous ceux que la mort n’effraie pas, » écrivait-il alors à un de ses amis; et il était de ceux que la mort n’effrayait pas. Pendant deux mois, il consacra son temps, sa vie et sa fortune à lutter contre le fléau, et il en triompha.

L’épidémie terminée, Stephen Girard était l’homme le plus en vue, le plus populaire de Philadelphie. Peu d’années après, il était aussi l’homme le plus opulent des États-Unis.

En 1811, il se portait acquéreur de la Banque nationale, en payait comptant le privilège et versait 5 millions au fonds de roulement. La fièvre de la spéculation commençait déjà à sévir aux États-Unis. Stephen Girard s’en déclara l’adversaire, restreignit ses crédits, et