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Telle est la position critique où la spéculation nous laisse. Dans la pratique, une nouvelle certitude intervient d’abord : c’est la nécessité d’agir et de décider notre choix, soit en faveur du bien universel, certain comme idéal et incertain comme réalité, soit en faveur de notre bien individuel, certain comme bien présent et égoïste, incertain comme bien final et actuellement en opposition avec le bien universel. De là l’alternative morale qui se pose au fond de toutes les consciences. Pour la résoudre, est-il nécessaire d’ériger, comme nous y invitent les disciples de Kant, les probabilités en certitudes, les possibilités en articles de foi, les doutes en dogmes, l’idéal souverainement persuasif en commandement impératif? — Nous avons essayé de montrer le contraire. La vraie moralité ne consiste pas à vouloir croire, encore moins à vouloir affirmer malgré ses doutes, mais à vouloir agir dans le doute même, en présence d’un bien aussi certain comme idéal que sa réalisation est incertaine; la moralité consiste à préférer le meilleur sous l’impulsion de l’espérance et de l’amour. C’est en ce sens purement pratique que le pari de Pascal est acceptable : il ne porte pas, comme l’a cru Pascal, comme le répètent MM. Renouvier et Secrétan, sur une chose à affirmer, mais sur une chose à entreprendre. De plus, le risque couru sous l’empire d’une idée-force n’est nullement analogue au pari que fait un spectateur près d’une table de jeu où la roulette tourne sans son concours : ici, l’idée influe sur le résultat même. Il serait donc moins inexact de comparer l’enjeu de notre effort (je ne dis pas de notre affirmation) à l’enjeu du soldat dans la bataille : nous sommes obligés en effet, non de parier en amateurs et de loin, comme ferait volontiers M. Renan, mais de parier de notre personne. Nous ne sommes même pas simples soldats : il faut que chacun de nous se fasse général en chef conçoive un plan de bataille, se forme une idée du monde et cherche les moyens de faire triompher la cause morale. C’est l’idée la plus vraie, soutenue par la volonté la plus forte, qui gagnera la bataille. Le nom que nous avons donné à l’application morale des idées métaphysiques distingue notre doctrine du dogmatisme de MM. Renouvier et Secrétan comme du dilettantisme de M. Renan : c’est une spéculation en pensée et en acte sur le sens du monde et de la vie. Chaque homme est à la fois spéculatif et spéculateur. L’acte moral exprime la manière dont sa conscience entière, avec ses idées, ses sentimens et ses tendances, réagit par rapport à la société humaine et à l’univers. C’est l’application à la conduite d’une thèse complexe de psychologie, de sociologie, de cosmologie et de métaphysique, thèse où vient se résumer la conception que l’homme se fait de sa propre nature, de ses rapports avec ses semblables, de