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qui peut être et doit être par le moyen des idées mêmes que nous en avons. Toute idée, en effet, est une force qui tend à réaliser son propre objet; il ne suffit donc pas de se demander, avec le naturalisme si telle ou telle idée est actuellement réalisée et objective ; il faut se demander encore et surtout si elle peut s’incarner elle-même se rendre vraie en se concevant et en s’imposant au dehors. Nous parlions tout à l’heure du libre arbitre comme enveloppant peut-être quelque illusion que son utilité aurait rendue commune à tous les hommes ; mais, outre que tout n’est pas illusoire dans cette idée, il reste toujours à savoir si elle ne peut pas éliminer progressivement ce qu’elle a de fictif, pour se réaliser dans ce qu’elle a de possible en même temps que de bon et de vraiment moral. Cette question, nous l’avons longuement traitée dans le travail spécial où nous avons essayé de montrer qu’en effet l’idée de liberté tend à nous rendre libres. En généralisant, nous appliquons le même procédé d’analyse à toutes nos idées directrices : chacune devient un moyen de sa propre réalité future. Si donc nos croyances naturelles, nos idées morales et sociales ne peuvent toujours instruire sur ce qui est, elles peuvent instruire sur ce qui sera, à la condition que ce qui sera dépende de nous et de notre idée même. L’avenir est une équation dans laquelle notre pensée entre comme facteur ; l’équation du monde ne se résout pas sans nous et en dehors de nous : nous faisons partie des données du problème universel, nos idées sont parmi ses valeurs. De plus, comme les êtres intelligens sont légion, au moins sur la terre, la valeur qu’ils constituent ne peut être sans importance. Le rapport exact de cette valeur avec le tout, le degré de force qui appartient à nos idées non-seulement sur nous-mêmes, mais sur le cours des choses, voilà la grande inconnue. Nous ne pouvons ici que faire des inductions et des hypothèses, fondées à la fois sur la psychologie et la cosmologie.


Résumons, en terminant, la situation d’esprit à laquelle aboutit selon nous la spéculation métaphysique, et les conséquences pratiques qui en dérivent. D’une part, nous l’avons vu, l’idéal moral est certain comme idéal, c’est-à-dire qu’une société universelle d’êtres consciens, aimans, heureux, est certainement le plus haut objet de la pensée, du sentiment et de la volonté. D’autre part, la réalisation future de cet idéal est incertaine, parce qu’elle dépend à la fois de l’ensemble des volontés conscientes et de la coopération ou de la résistance finale que ces volontés peuvent rencontrer dans les forces encore inconscientes de la nature. La plus haute des certitudes vient donc coïncider en nous avec le plus anxieux des doutes : le suprême idéal est aussi le suprême incertain.