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à la réalité a donc un avantage dans la lutte des nations pour la vie ou pour la prééminence. Toute action collective et commune suppose de communes idées-forces, et les idées ont plus de force durable en raison de la vérité qu’elles enveloppent. La sélection sociale tend donc à délimiter et même à éliminer progressivement les erreurs collectives comme les erreurs individuelles. Enfin, la vérité a une dernière supériorité : c’est qu’elle persiste, c’est qu’elle est faite de rapports immuables, tandis que le reste change ; la vérité doit donc s’imprimer de plus en plus dans les organismes pensans, dans leurs instincts intellectuels et dans leurs croyances natives; elle est, en définitive, la force suprême qui l’emportera tôt ou tard, pourvu qu’on lui laisse le temps. Ainsi, à tous les points de vue, la sélection ne peut manquer de s’exercer entre les idées directrices de l’humanité, entre les idées-forces, et c’est sans doute à la vérité supérieure qu’appartiendra un jour la force supérieure.

Malheureusement, les vérités sont relatives dans l’intelligence humaine et toujours mêlées de quelque erreur, de même que les erreurs sont relatives et toujours mêlées de quelque vérité. Il ne suffit donc pas de montrer qu’une idée-force est aujourd’hui commune à toute une nation ou même à l’humanité entière pour établir sa vérité objective : elle peut n’avoir encore que cette sorte de vérité subjective qui consiste dans l’utilité. On a vu des religions objectivement fausses rendre des services aux peuples qu’elles groupaient autour d’une même idée-force. Tout drapeau est un symbole, et le symbole d’une vérité mêlée d’illusion, car la patrie n’est pas l’idée suprême et absolue ; elle est au fond inférieure à l’idée de l’humanité et à celle de l’univers ; ce qui n’empêche pas, à coup sûr, qu’elle n’ait sa vérité et sa beauté, comme son utilité. La plupart de nos idées sont ainsi des drapeaux aux couleurs symboliques, même nos idées morales, à plus forte raison nos idées religieuses. C’est ce qui fait précisément la fausseté de l’absolutisme moral et religieux, surtout quand il veut s’ériger en révélation directe et se déclarer supérieur à la spéculation métaphysique.

Loin d’être dans tous les cas un sûr moyen d’éliminer l’illusion, la sélection naturelle a pu contribuer à fixer provisoirement certaines illusions utiles. Par exemple, dans l’instinct vulgaire et tout animal de la colère et de la haine, il y a une illusion, qu’un philosophe comme Spinoza, avec sa sereine intelligence, n’aura pas de peine à mettre à nu; la passion même, en général, est illusoire, et Spinoza a pu dire : Sapiens, quatenus ut talis consideratur, vix animo movetur, sed semper et sui et Dei et rerum œternâ quâdam necessitate conscius, numquam esse desinit, sed semper verâ animi