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et le devoir de faire entrer la moralité dans son interprétation de l’ensemble des choses, de se demander si l’homme moral, après tout, n’est pas plus savant que le savant, mieux éclairé sur la vraie essence du monde que le physicien, l’astronome ou le mécanicien. En ce sens, on peut dire avec Fichte : « Nous n’agissons pas parce que nous savons, mais nous savons parce que nous agissons ; » l’action doit donc être plus vraie que la spéculation abstraite, les lois de l’action doivent être plus fondamentales que les lois de la pensée; celles-ci ne sont même qu’un dérivé de celles-là: car, pour penser, il faut avoir quelque chose à penser, et pour que ce quelque chose existe, il faut qu’il agisse. Partant de ces principes, le métaphysicien soumettra à l’analyse les lois de l’action comme révélation probable de la réalité dernière; et s’il parvient à montrer que la moralité est l’expression la plus fidèle, la plus complète, la plus élevée des vraies lois de l’action et de la vie, il en résultera que la moralité est une ouverture sur le fond des choses, un voile déchiré sur la face même de la vérité.

On voit la difficulté du problème que l’école de Kant suppose si commodément résolu : « suprématie du point de vue moral en métaphysique. » Cette suprématie, au lieu d’être un principe, ne pourra être que le dernier résultat des inductions sur l’univers tirées de l’instinct moral. Il faudra donc soumettre à la critique la valeur et la portée des instincts en général et, en particulier, de l’instinct moral essentiel à l’humanité. Cet instinct est-il simplement une condition de conservation pour l’individu et l’espèce, comme les instincts animaux, ou est-il encore une manifestation du fond des choses, une divination de l’avenir du monde? Quelle est, en d’autres termes, la part d’illusion humaine et la part de vérité universelle contenue dans nos idées morales et dans nos instincts moraux? Voilà comment, ici encore, devra se poser le problème. Au lieu de le trancher a priori par un coup d’autorité, comme le fait l’école de Kant, le métaphysicien demandera à l’expérience même et ses motifs de doute et ses motifs d’espérance. Nous croyons que la philosophie de l’évolution, plus largement interprétée qu’elle ne l’est d’ordinaire, fournira les uns et les autres. Son principe, c’est que tout instinct général, toute croyance commune à l’espèce entière doit renfermer une vérité relative, et que cette part de vérité doit aller croissant à mesure que l’espèce atteint un plus haut degré dans l’évolution. En effet, toute harmonie entre les instincts et le milieu, entre les croyances naturelles et la réalité, entre les rapports imprimés dans notre cerveau et les rapports existans dans les choses, entraîne pour l’espèce une appropriation plus parfaite aux conditions extérieures. Une société dont la conscience collective est mieux adaptée