Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/137

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

font quatre n’est pas un devoir. Ou l’on est dans le domaine de la volonté et de la pratique; on veut alors et on agit sous l’idée du devoir, parce que cette idée est certainement supérieure aux autres idées, et parce que, d’autre part, l’impossibilité de son objet n’est pas pour nous certaine; mais, ici encore, l’action n’empêche pas le doute intellectuel de subsister là où il existe et d’envelopper comme d’une pénombre l’astre intérieur de la conscience. — Ce doute est incompatible avec l’idée du devoir; il est déjà une injure au devoir. — Pourquoi? Ne peut-on se demander, au contraire, si le suprême désintéressement ne consiste pas à vouloir l’existence et l’accomplissement du bien universel sans être intellectuellement certain ni de l’objectivité absolue du devoir comme loi impérative, ni du succès final de notre volonté propre?

Nous ne prétendons pas, comme MVI. Renouvier et Secrétan nous le font dire, que le doute métaphysique soit « le principe même de la moralité; » mais nous soutenons que ce doute est une des conditions de la moralité. La moralité, en un mot, a pour principe une certitude et pour condition une incertitude. Le principe certain de la morale, c’est que le bien universel, qui consisterait dans le plus haut degré possible de puissance, d’intelligence, d’amour réciproque chez tous les êtres, et qui aurait pour conséquence immédiate le bonheur universel, est pour nous le plus haut idéal concevable, ce que Platon appelait le suprême intelligible et le suprême désirable. De plus, outre cet idéal d’une société universelle embrassant le monde, nous concevons aussi l’idéal plus restreint de la société humaine; nous pouvons même déterminer scientifiquement les conditions nécessaires d’existence et de progrès pour cette société. Enfin, nous concevons un idéal plus restreint encore, qui est le nôtre, c’est-à-dire l’achèvement de nos puissances et la perfection de notre propre nature. Sur tous ces points nous avons des certitudes, fournies à la fois par la sociologie et la psychologie. Où commence le doute? Il porte sur la possibilité de réaliser l’idéal, ou du moins sur l’étendue et les limites de sa réalisation. Avons-nous en nous-mêmes la liberté, nécessaire pour vouloir le bien universel? En supposant que nous ayons cette liberté, les autres hommes voudront-ils ce que nous voulons? Et quand tous les hommes le voudraient, la nature n’y opposera-t-elle point le veto de ses lois aveugles et brutales? Enfin, le bien universel, qui est l’idéal, est-il en harmonie réelle avec notre bien propre, ou y a-t-il une opposition absolue, définitive, entre notre intérêt personnel et le bien universel? Toutes ces questions laissent place au doute en même temps qu’à la spéculation métaphysique. Remarquons d’ailleurs que, si le doute métaphysique frappe d’incertitude la possibilité du monde