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À ces paroles éloquentes et enflammées, à cette sorte de coup de la grâce, on reconnaît la race des Pascal. Comme Pascal, Jules Lequier finit par se mettre en face d’un dilemme; comme Pascal, il en sort par une espèce de pari, par un « choix libre » en faveur d’une des thèses. « Définitivement, conclut Lequier, deux hypothèses : la liberté ou la nécessité. A choisir entre l’une et l’autre, avec l’une ou avec l’autre. Je préfère affirmer la liberté et affirmer que je l’affirme au moyen de la liberté. Mais je renonce à imiter ceux qui cherchent à affirmer quelque chose qui les force d’affirmer... J’embrasse la certitude dont je suis l’auteur. Et j’ai trouvé la première vérité que je cherche. » C’est donc bien un acte de foi libre et individuelle qui, dans cette doctrine, constitue ce qu’on appelle la première vérité. »

M. Renouvier, généralisant la théorie, a étendu le a dilemme de Jules Lequier » à la philosophie entière. Dans sa classification des systèmes philosophiques, M. Renouvier les représente comme logiquement réductibles à deux, entre lesquels nous devons choisir, librement. L’un de ces systèmes ramène tout aux lois de la Nature, éternellement existante, immense, se développant par une évolution sans commencement et sans fin, en vertu d’un déterminisme universel dont nos idées elles-mêmes et nos volitions font partie. L’autre système prend pour point de départ la conscience et construit l’univers d’après ses formes ou ses lois, «comme un ensemble fini d’existences finies, ayant eu un premier commencement et pouvant encore produire, par des actes de libre arbitre, des commencemens premiers de phénomènes, en conformité ou en opposition avec la loi du devoir. » Appelons la première doctrine le système naturaliste, la seconde le système moral v tout se réduit en somme à savoir si, oui ou non, il existe seulement un ordre naturel, ou s’il existe aussi un ordre moral auquel l’ordre naturel est subordonné. Or c’est précisément ce que, selon M. Renouvier, nous ne pouvons pas savoir de science certaine ni même induire par voie de probabilité scientifique. Nous ne pouvons que croire ou ne pas croire librement à l’existence et à la valeur de l’ordre moral. Dans cette alternative, M. Renouvier ne voit d’autre moyen de décision que le « pari » volontaire, soit pour, soit contre : aussi son dernier livre aboutit-il tout entier au dilemme de Lequier, résolu par ce qu’il nomme le « pari moral. »

Il a soin d’ailleurs d’opposer ce pari, tel qu’il l’entend, à celui de Rousseau et à celui de Pascal. On sait qu’un jour Rousseau, tout en rêvant à l’enfer, s’exerçait machinalement à lancer des pierres contre les troncs d’arbres. Au milieu de ce bel exercice, il s’avise de faire une sorte de pari et de pronostic pour se tirer d’inquiétude. « Je me dis : je m’en vais jeter cette pierre contre l’arbre qui est vis-à-vis de