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encore enfant s’émerveilla tout à coup de se sentir, à ce qu’il lui semblait, « le maître absolu de cette action, si insignifiante qu’elle fût : faire ou ne pas faire !» — « Une même cause, moi, capable au même instant, comme si j’étais double, de deux effets tout à fait opposés ! » — Jules Lequier allait mettre la main sur la branche et « créer de bonne foi,» comme il dit, « un mode de l’être, » quand il leva les yeux et s’arrêta à un léger bruit qui sortait du feuillage. Un oiseau effarouché avait pris la fuite. S’envoler, pour l’oiseau, ce fut périr : un épervier qui passait le saisit au milieu des airs, « c’est moi qui l’ai livré, » se dit alors l’enfant avec tristesse. Puis, se mettant à réfléchir sur l’enchaînement des choses, il en vint à se demander si, contrairement à sa première impression, cet enchaînement n’était pas fatal, si l’acte qui lui avait d’abord paru libre et qui avait eu cette conséquence inattendue, n’avait pas été lui-même déterminé par la série sans fin de tous les événemens antérieurs. Il eut la vision du déterminisme universel, « semblable à l’aube pleine de tristesse d’un jour révélateur : » il se vit, au-delà même de ses souvenirs, dans son germe déposé à son insu en un point de l’univers ; puis, dans les perspectives de la mémoire de lui-même qu’il prolongea des perspectives supposées de sa mémoire future, il s’apparut « multiplié en une suite de personnages divers, » dont le dernier, s’il se tournait vers les autres un jour, à un moment suprême, et leur demandait : « Pourquoi ils avaient agi de la sorte? » les entendrait de proche en proche en appeler sans fin les uns aux autres. Il était donc irresponsable, et la force personnelle qu’il avait cru avoir en lui n’était que la force universelle. S’il la sentait à son passage, c’est qu’elle le submergeait d’une de ses vagues, cette force occupée à entretenir le flux et reflux de l’univers. Une seule idée, celle de la nécessité absolue, infinie, éternelle, envahit alors sa pensée, avec cette conséquence terrible : le bien et le mal confondus, égaux, fruits nés de la même sève sur la même tige. « À cette idée, qui révolta tout mon être, je poussai un cri de détresse et d’effroi : la feuille échappa de mes mains, et comme si j’eusse touché l’arbre de la science, je baissai la tête en pleurant. Soudain je la relevai ; ressaisissant ma foi en ma liberté par ma liberté même, sans raisonnement, sans hésitation, je venais de me dire, dans la sécurité d’une certitude superbe : cela n’est pas, je suis libre. Et la chimère de la nécessité s’était évanouie, pareille à ces fantômes formés pendant la nuit d’un jeu de l’ombre avec les lueurs du foyer, qui tiennent immobile de peur, sous leurs yeux flamboyans, l’enfant réveillé en sursaut, encore à demi perdu dans un songe : complice du prestige, il ignore qu’il l’entretient lui-même par la fixité du point de vue; mais, sitôt qu’il s’en doute, il le dissipe d’un regard au premier mouvement qu’il ose faire. »