Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/118

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou du Bouddha; ils sont moins pessimistes que mystiques. Ils n’ont pas en vue la fin de l’espèce, mais la perfection de l’individu et la glorification de Dieu. Ils ne professent point que la vie est mauvaise et ne cherchent pas à s’affranchir du mal de l’être. Leurs visées sont moins philosophiques que théologiques ; elles ne sortent pas du cercle d’idées communes aux sectes russes.

En touchant au mariage et à la génération, l’esprit de secte a provoqué en Russie les égaremens les plus contraires. Il a suscité, d’un côté, l’impudent libertinage de certains sans-prêtres et l’impudique « amour en Christ » de quelques khlysty ; de l’autre, le célibat obligatoire de certains « sans-mariage » et la mutilation des blanches colombes. Dans leur aversion pour « l’œuvre de chair, » les skoptsy se rapprochent de plusieurs bezpopovtsy. Ce point de contact n’est pas le seul. Comme la plupart des sectes russes, les skoptsy sont millénaires. Ils attendent le Messie, qui doit assurer aux saints l’empire du monde, et, pour que le Messie apparaisse sur la terre, il faut, conformément à la vision de Pathmos, que les hommes « marqués du sceau de l’ange » soient au nombre de 144,000. Aussi tous les efforts des blanches colombes tendent-ils à atteindre le chiffre apocalyptique. Ils en sont encore loin. Voilà plus d’un siècle que la doctrine libératrice est prêchée à ce monde corrompu, et le nombre des hommes qui portent dans leur chair le « sceau de la pureté » n’est peut-être pas, dans tout l’empire, de deux ou trois mille. Les vierges qui doivent partout suivre l’agneau ne se découragent pas. Les colombes comptent dans leurs rangs de riches marchands qui emploient leur fortune à la propagande. Sans femme et sans famille, sans passions, et sans jeunesse, les skoptsy sont plus maîtres d’épargner, comme ils sont plus libres d’acquérir. Ils se passent la fortune de main en main, par adoption; le patron la laisse souvent à un commis[1]. Le prosélytisme semble le grand souci des riches eunuques.

Aux promesses de la béatitude éternelle, ils ne dédaignent point de joindre le grossier appât du bien-être terrestre. Ils ont, d’habitude, à leur service des indigens qu’ils tiennent sous leur dépendance et que l’intérêt convertit souvent à leurs farouches doctrines. Ils recherchent de préférence les enfans et les adolescens, s’efforçant de les pénétrer de la nécessité de « tuer la chair. » Ils y réussissent parfois si bien qu’on a vu des garçons d’une quinzaine d’années s’amputer eux-mêmes, pour se délivrer des troubles de la puberté. Parfois ces apôtres de la pureté ne se font pas scrupule

  1. Un skopets de Saint-Pétersbourg a, vers la fin du règne d’Alexandre II, consacré 5 millions de roubles à l’érection d’un asile pour les vieillards et les enfans. Ce banquier skopets, du nom de Timenkof, avait été converti à la Bourse par un marchand orthodoxe. Le riche eunuque avait hérité de son patron, lui-même un eunuque.