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Ce n’était pas une légèreté qui a dû embarrasser le héros de la fête, le langage pouvait paraître étrange de la part d’un fils. Le toast, après avoir fait le tour de l’Europe, a pu être modifié ou rectifié, le fond est resté le même. Le secret des divisions intestines de famille était divulgué ! Mais ce n’est là, si l’on veut, qu’une manifestation de jeune homme, qui aurait peut-être passé sans bruit, si les circonstances ne lui avaient donné une signification particulière, si elle n’eût ressemblé à un épisode de la lutte directe, personnelle, engagée depuis quelques jours déjà entre le chancelier lui-même et la cour de Charlottenbourg.

Là est le point grave et délicat, en effet. Et de quoi s’agit-il ? C’est ici vraiment qu’un peu de roman se mêle à la politique. Le fait est que, depuis quelque temps, il y avait un projet de mariage entre la princesse Victoria, fille de l’empereur Frédéric, et le prince Alexandre de Battenberg, celui-là même qui a régné quelques années en Bulgarie et qui a disparu devant l’hostilité déclarée du tsar. Les deux jeunes princes se plaisaient, c’est entendu. Celle qui est aujourd’hui l’impératrice Victoria avait, on peut le croire, encouragé ces sentimens. La reine d’Angleterre s’intéressait vivement à cette union de sa petite-fille avec le beau-frère de sa fille préférée, la princesse Béatrix, — et de Florence, où elle est encore aujourd’hui, elle se disposait à se rendre à Berlin pour assister aux fiançailles. L’empereur Frédéric lui-même se prêtait évidemment aux désirs de sa famille. Tout paraissait favoriser ce projet de mariage, qui n’avait pu se réaliser sous l’empereur Guillaume, et qui semblait ne plus pouvoir rencontrer d’obstacle aujourd’hui, lorsque M. de Bismarck est apparu en vrai trouble-fête à Charlottenbourg. Cet homme peu romanesque n’a pas craint de s’insurger et contre le goût de l’aimable princesse Victoria, et contre la volonté de l’impératrice sa souveraine, et contre la protection de la reine d’Angleterre, en un mot contre toutes les puissances féminines. Il a vu, il a cru voir dans cette alliance avec le prince de Battenberg un embarras pour sa politique, un contre-temps importun dans un moment où il cherche à renouer des rapports plus intimes avec la Russie, en préparant, s’il se peut, une solution de la question bulgare conforme aux vœux du tsar. Bref, il n’a point hésité à entrer en lutte avec l’impératrice, avec l’empereur, en leur opposant l’inflexible raison d’état, devant laquelle s’était arrêté l’empereur Guillaume. Il a peut-être aussi parlé, comme il l’a fait plus d’une fois, de se retirer, de partir pour Varzin, — et ce qu’il y a de plus grave, c’est qu’il a donné ou laisser donner une publicité retentissante à ces menaces de retraite, à ces dissentimens, qui sont devenus aussitôt, dans le langage des polémiques, la « crise du chancelier. »

Au fond, le projet de mariage de la princesse Victoria avec le prince de Battenberg est-il la vraie raison de cette étrange crise ? Le chancelier n’a-t-il pas saisi ce prétexte pour essayer, comme on dit, sa puissance,