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riots? Ce qui étonnerait plus encore le lecteur français, et ce qui a choqué même les Anglais, peu délicats sur les questions d’art et de goût, c’est un certain chapitre-capharnaüm, ou chapitre « de débarras, » que M. Lecky a relégué à la fin de son ouvrage, et où il a jeté, un peu pêle-mêle, tous les petits faits qu’il regrettait de n’avoir pu loger dans les interstices de sa philosophie. Il y a, d’ordinaire, dans les maisons de campagne, une grande pièce délabrée, où l’on entasse les malles hors d’usage, les bêches rouillées, les râteaux édentés, les tableaux crevés, et quelquefois la récolte de pommes de l’été dernier. Le dernier chapitre de M. Lecky ressemble à ces chambres-là.

M. Lecky est un impassible. Il ne perd jamais son sang-froid, ne se laisse entraîner par l’humour à aucune exagération de langage, ne se grise pas de sa propre fermentation intellectuelle comme Carlyle, Michelet ou Taine. Une seule fois il m’a étonné, c’est quand il dit à peu près ceci : « l’esprit de l’homme a deux modes, la stupidité et la folie ; le conservatisme exprime très bien le premier de ces modes et le libéralisme répond au second.» Quand il a écrit ces choses surprenantes, il avait dû causer avec Carlyle, ou bien il était dans un de ces jours où la bile colore les objets. Ces jours-là sont les seuls où certaines gens aient du talent ; mais quand on a du talent tous les jours, comme M. Lecky, il faut, en pareil cas, poser la plume et fermer avec soin son encrier. C’est, du reste, en dix volumes, le seul écart de cet esprit si calme et si réglé. Il est toujours tempéré, sage, impartial. Cette impartialité, j’en conviens, m’a fait passer de mauvais momens ; elle me semble, dans son éternelle et bénigne indulgence, confiner à l’immoralité. Faut-il toujours mettre en balance des vertus et des vices? N’y a-t-il pas des défauts que rien ne rachète, des dons de générosité et de magnanimité que rien n’oblitère? Ne faut-il pas, dans la vie comme dans l’histoire, en croire la sympathie et l’antipathie qui nous poussent à rejeter ou à accepter en bloc certains caractères ? A quoi bon une demi-réhabilitation de George II, le soudard égoïste, de Caroline, la mère sans entrailles, l’épouse cynique, qui dresse les maîtresses de son mari et les donne pour institutrices à ses filles ; ou de ce Marlborough, qui vendit son honneur et la vie de ses soldats, et dont l’existence fut une suite de prostitutions et de trahisons? j’oserai dire aux historiens : gardez-vous de cette fade et fausse impartialité qui cherche, au microscope, des circonstances atténuantes dans un crime et des vertus égarées dans une âme de coquin. Soyez injustes, violens, passionnés, pourvu que vous soyez exacts. Laissez parler vos colères, si elles sont honnêtes. Soyez des partisans plutôt que des philosophes, si, en devenant des philosophes, vous deviez cesser d’être des hommes !