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enjeu, de tout ce qui a été dévoré, détruit sans retour, tant de richesses, tant d’œuvres d’art, tant de monumens à jamais perdus, tant de cruautés, tant de crimes impunis, tant de souffrances et de misères infligées aux générations qui suivent. Et il nous suggère cette réflexion : combien il est à souhaiter que les hommes changent de nature, qu’ils accomplissent désormais leurs révolutions à l’eau de rose en guise de sang, par évolution lente, par transition ménagée, et qu’ils laissent le soin de les préparer aux congrès, aux conciles et aux académies des sciences morales et politiques !

Dans la préface qu’il a écrite pour la traduction française de l’Allemagne à la fin du moyen âge, le regretté M. Heinrich rapproche M. Janssen de M. Taine : même conception réaliste de l’histoire, même façon de grouper les faits en vue d’une démonstration générale, même souci des preuves, même scrupule des sources, ajoutons chez M. Taine l’éclat du style, la souveraine originalité. Coïncidence remarquable, les ouvrages des deux historiens, sur les deux révolutions nationales, ont obtenu le même nombre considérable d’éditions, quinze et au-delà, pour chaque volume. Le Luther de M. Janssen a fait le même bruit que le Napoléon de M. Taine. Une chose les distingue toutefois, dans le genre de succès qu’ils ont obtenu, sans parler de l’opposition des doctrines fondamentales, c’est que M. Taine, dénoncé à cause de ces doctrines mêmes, du haut de la tribune française, par les apôtres de l’ordre moral, puis anathématisé par les jacobins, finalement excommunié par les bonapartistes, réalise à merveille le parfait historien selon Bayle, qui doit déplaire expressément à tous les partis, a parce que c’est la preuve qu’il ne flatte et n’épargne nul. » M. Janssen, au contraire, a excité la joie des uns et la fureur des autres ; cela seul suffirait à le rendre suspect de partialité. Il est tout naturel qu’étant catholique[1], il traite l’un des partis avec indulgence et prédilection, et que chez l’autre parti il voie le mal sans mélange. Ce qui manque à sa tragédie du XVIe siècle, c’est le chœur, qui tienne la balance entre les deux, et l’arbitrage, qui nous dise le mal, mais aussi le bien.


J. BOURDEAU.

  1. Originaire de Westphalie, la Bretagne allemande, M. Janssen est chanoine, Domherr, comme l’était M. Döllinger. Léon XIII a, dit-on, donné à son ouvrage la plus entière approbation ; on désigne l’historien de la Réforme parmi les futurs cardinaux. Le bruit courait que le pape avait été prié d’user de son autorité pour que l’auteur interrompit cette histoire, à cause des polémiques qu’elle soulève en Allemagne, et des divisions plus ardentes qu’elle suscite entre les sujets catholiques et protestans de l’empereur.