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témoigne d’une longue et patiente étude ; elle ne prouve pas d’une façon péremptoire que l’auteur soit dans le vrai.

Mais y a-t-il une vérité historique ? N’y a-t-il pas plutôt autant d’interprétations subjectives que d’historiens ? En histoire, rigoureusement, on peut tout prouver. Dans l’immense arsenal des faits authentiques, il y a des argumens pour toutes les causes, des armes tranchantes pour tous les partis. Il y a une rhétorique des faits : selon la manière de les grouper, de les manœuvrer, on pourrait écrire, avec des documens identiques, deux histoires en sens diamétralement opposés, comme s’en vantait Benjamin Constant : « J’ai quarante mille faits, et ils chargent à volonté. » Voilà l’improbité historique au premier chef ; on n’en saurait soupçonner M. Janssen. Ce n’est pas toutefois une raison décisive de dire, comme le fait l’historien, que « l’exposition des faits est sa seule tendance[1]. » Car ce chaos des faits historiques, déjà en si petit nombre, quand on les compare aux faits réels et ignorés, chacun le débrouille selon un certain plan préconçu, et en dernière analyse d’après ses affinités, cela souvent de la meilleure foi du monde. M. Janssen se détend encore d’interpréter les faits ; mais si l’on se bornait à une simple nomenclature, il faudrait encore qu’elle fût complète, et l’on devrait s’interdire jusqu’aux épithètes, parce qu’elles impliquent jugement. Parlant de Luther, M. Janssen le caractérise sous le terme dédaigneux de Skrupulant[2], d’homme affligé de la maladie des vains scrupules. Cette nature de conscience, ce principal mobile de Luther, d’autres écrivains le tournent à son honneur. Nous pourrions citer M. Taine[3], peu suspect de partialité pour les hommes de révolution : l’hommage que Lacordaire a rendu au grand réformateur aurait plus de crédit auprès des catholiques[4]. M. Janssen ne nous a laissé Voir que l’énergumène ; avec un autre choix d’extraits, on retrouverait peut-être chez Luther l’esprit de saint Augustin.

Outre ces divergences entre les historiens qui naissent du choix et de l’interprétation des faits, le point de vue sur une même époque ou sur un même homme peut varier, selon que l’on tend plus ou moins à considérer l’ensemble ou le détail. Plus on observe de près, plus on est frappé des imperfections et des lacunes, des défauts et des vices. L’optimisme ou le pessimisme se réduisent ainsi à des questions d’optique. C’est ce qui faisait dire à Joseph de Maistre, critiquant cette tendance, commune aux ennemis de la papauté, de mettre en relief quelques mauvais règnes perdus dans la série

  1. An meine Kritiker, p, 3.
  2. « Comme tout homme affligé de vains scrupules, il ne voyait en lui-même que péché, en Dieu rien que colère et vengeance. » (Tome II, p. 70.)
  3. Taine, Littérature anglaise, tome II ; la Renaissance chrétienne.
  4. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, Ii, 240.