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genre, comme tous ceux qui emploient uniquement l’abstraction et la généralisation, est excellemment didactique et judiciaire : les autres qualités de l’esprit en demeurent éternellement absentes. Il y a entre les événemens petits et grands de la vie nationale une solidarité étrange ; un refrain de café-concert peut contribuer autant qu’un livre sublime à provoquer une grande guerre. La révolution française compte parmi ses causes le Contrat social et le vaudeville intitulé : Jeannot ou les battus paient l’amende. L’historien philosophe est condamné à ignorer ces choses. Un peuple étant un être vivant, pour le démonter et étudier, comme dans une pièce anatomique, les différentes parties de son organisme, il faut commencer par le tuer : c’est ce que fait l’historien philosophe. Il traite de même les individus : il les décompose, les analyse, les juge, mais ne les peint jamais. Je citerai en exemple les pages sur Chatham. Addison n’a rien écrit de plus fin ni Macaulay de plus brillant, et, si elles étaient habilement traduites dans notre langue, M. Lecky serait immédiatement reconnu parmi nous comme un des maîtres du style. Tous les morceaux y sont : il n’y manque que la vie.

M. Lecky fait cependant des infidélités à son système ; elles ne sont pas toutes également heureuses. Il a en dédain les commérages des mémoires, le bavardage des épistoliers; rarement on voit, au bas de ses pages, les noms d’Hervey, de Walpole, de Selwryn, de Wraxall, de Mme d’Arblay. Alors, pourquoi faire une exception en faveur de Chesterfield et de la duchesse de Marlborough? M. Lecky ne se refuse pas l’anecdote lorsqu’il la croit inédite; il daigne descendre au menu détail des faits lorsqu’il juge que ses prédécesseurs ont été incomplets ou inexacts[1]. De là, dans son œuvre, des disproportions et des inconséquences. C’est ainsi que nous suivons d’assez près les actions militaires des années 1702, 1703 et 1704 ; puis, une ligne nous met au courant de ce qui s’est passé de 1704 à 1710. S’attend-on, dans un livre qui ne raconte rien, à trouver une description minutieuse de la façon dont les anciens rois de France touchaient les écrouelles, un tableau animé du siège de Barcelone en 1714, un récit, heure par heure, des fameuses émeutes de 1782, connues sous le nom de Gordon

  1. Il n’est pas lui-même entièrement à l’abri de l’erreur. Lorsqu’il pense que les premières caricatures politiques employées par les whigs « sont probablement d’origine italienne, » cette suggestion est erronée. Il n’y a d’italien que le nom; les caricatures elles-mêmes ou les médailles caricaturales sont pour la plupart dessinées et gravées par des artistes hollandais. Les cartes comiques n’ont pas été inventées par Townshend, en 1756, comme le croit M. Lecky : j’en ai vu qui dataient du commencement de la restauration. Une erreur un peu plus grave consiste à attribuer à sir Francis Dashwood, chancelier de l’échiquier sous l’administration de lord Bute, le prénom de John. Dashwood a, en effet, donné son nom au fameux Franciscan Club, qui siégeait à l’abbaye de Medmonham.