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femme de bien qu’aucune autre qui vive en l’enceinte de Tolède et qui me dira le contraire, je le tue… — De cette manière, on ne me dit rien, et j’ai la paix dans ma maison. » Être repu : ces deux mots résument pour lui l’art de vivre. C’est la leçon que lui ont apprise les terribles nuits passées jadis à adorer et à baiser le pain où il lui était interdit de mordre.

Il était à craindre que son ancien maître l’écuyer n’arrivât sur ses vieux jours à la même conclusion, en punition d’avoir été dans sa jeunesse sans pitié pour sa chair. C’eût été un grand malheur, car les âmes comme la sienne sont le sel de l’humanité, et leur déchéance est un deuil pour tous. Mais il n’en a rien été. J’ai rencontré l’écuyer de Lazarillo dans une rue de Grenade, il y a peu d’années ; il est toujours digne de notre respect.

Il était bien vieilli. L’âge l’avait blanchi et cassé ; ses robustes épaules s’étaient voûtées et ses genoux tremblaient en marchant. Il avait abandonné le soin de sa personne ; sa longue barbe grise était en désordre, ses cheveux pendans et sales, et il était vêtu de haillons. La vieillesse sénile avait obscurci son esprit, et il me suivait en tendant la main. Je ne le reconnus pas d’abord.

Je m’étais perdu dans les ruelles du quartier arabe, où les maisons se rejoignent presque par le haut. Je voulus faire gagner à ce mendiant son aumône. Je lui demandai mon chemin et lui tendis une pièce de monnaie. Il retira vivement sa main, redressa sa haute taille et se drapa, d’un geste large et superbe, dans les lambeaux de son grand manteau. Je le considérais avec curiosité. Il m’indiqua ma route, ôta son grand feutre percé, s’inclina profondément et s’éloigna. Il m’avait rendu un service : il ne pouvait plus accepter mon aumône. Je le regardais s’en aller, du pas fier et balancé dont il traversait le Zocodover, il y a trois siècles, pour aller lancer des œillades aux jolies filles dans la prairie du bord du Tage, et ce fut alors que je le reconnus. C’était bien lui, le noble Castillan, parure de l’Espagne, et je me réjouis en mon cœur de ce que l’écuyer de Lazarillo n’était pas mort.


ARVEDE BARINE.