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accrédité, avait cessé d’exister. Mais, en se retirant, il devait protester des intentions pacifiques du cabinet de Saint-James. Chauvelin, demeuré à Londres, continuait à être reçu officieusement, bien qu’on lui refusât les honneurs et le traitement d’un ambassadeur.

La France, — s’il est permis d’appeler de ce nom la minorité jacobine qui s’était saisie du pouvoir après le 10 août, — était alors servie, à l’étranger, par des agens bien singuliers, et il faut courir jusqu’à Paschal Grousset pour trouver de pareils diplomates. Talleyrand avait recommencé ses intrigues; Chauvelin, dont le civisme ne connaissait plus de bornes, représentait la république française auprès de M. Fox, faute de pouvoir la représenter auprès de George III. Au-dessous d’eux s’agitent des personnalités subalternes, plus ou moins grotesques : un Noël, un Mourgues, sans oublier Randon de Lucenay, le franc-tireur diplomatique, qui agit à ses frais et sans mandat. Moitié diplomates, moitié mouchards, ils s’espionnent, se querellent, se dénoncent, envoient au ministre abasourdi des rapports et des contre-rapports. Ils ne se ressemblent que par un point : leur parfaite ignorance du caractère anglais, leur inintelligence absolue de la situation. A La Haye, c’est mieux encore : deux misérables profitent de leur position officielle pour vendre à lord Auckland les secrets du gouvernement français. Au milieu de tant de sottise et de tant de bassesse, une seule physionomie se détache et se relève ; un seul homme, par son honnêteté, son intelligence, sa tenue cligne et simple, fit une impression favorable sur Pitt et eut entre les mains une dernière chance de nous conserver la neutralité, peut-être l’alliance de l’Angleterre. C’était Maret, le futur secrétaire du conseil de Napoléon, le futur duc de Bassano[1]. Malheureusement Maret venait quinze jours trop tard. Dumouriez avait conquis la Belgique et menaçait la Hollande. Le 16 novembre, le ministère français proclamait la liberté des bouches de la Meuse et de l’Escaut; le 19, un ridicule décret de la Convention appelait tous les peuples à la révolte. Dès le 23, une dépêche de Grenville à lord Auckland faisait, pour la première fois, pressentir la guerre comme inévitable. Ici, les dates disent tout; elles marquent l’instant précis, le moment psychologique où Pitt change de vues et de projets, où, après avoir rêvé d’être le ministre de la paix, il se décide ou se résigne à devenir le ministre de la guerre. Je sais qu’après de nouvelles provocations, il y eut encore, du côté de la France, quelques tentatives de rapprochement ; mais, de part et d’autre, la sincérité fait défaut, les partis sont pris, et la mort même du roi, si profonde que soit l’horreur qu’elle excite, ne fait plus que fournir au cabinet anglais un prétexte sentimental pour colorer sa rupture.

  1. Voir la Vie de Maret, duc de Bassano, par le baron Ernouf.