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capacités de chacun, ses vices et ses vertus, ses amourettes, ce qu’on faisait, ce qu’on disait, ce qu’on pensait d’une extrémité à l’autre de l’Espagne. On comprend de quel poids pesait sur les esprits cette surveillance occulte, dont, les effets éclataient aux yeux par l’infinité de disgrâces soudaines, de confiscations et de supplices dont le tableau est dans toutes les histoires. L’incertitude du lendemain empêche l’homme de s’épanouir et de s’adoucir. L’Espagne de Philippe II est d’une indifférence sauvage à la souffrance d’autrui.

Les affaires ne se trouvaient pas mieux que les personnes d’avoir sur le trône un si grand plumitif. Le roi croyait trop aux vertus magiques du papier noirci. Le peuple manquait de pain ? Il n’y avait qu’à écrire de lui vendre le blé à tel prix. Les souliers étaient trop chers ? vite on écrivait pour défendre d’exporter les cuirs. Il ne s’agissait que d’écrire pour tout, de ne rien oublier, et on aurait la vie à bon marché. On protégeait le paysan contre les pertes de temps en lui défendant d’aller vendre son blé à plus d’une certaine distance. On protégeait le tisseur en défendant le commerce de la laine, le fermier en défendant le commerce des bestiaux. Les fabricans fermaient leurs ateliers, les négocians leurs boutiques, les fermiers abandonnaient leurs champs. La Faim s’abattit sur la proie qu’on lui livrait, la Faim qui exaspère ou déprime, qui avait changé en pierre les cœurs de l’aveugle et du prêtre de Lazarillo, en boue l’âme de leur serviteur. Le noble écuyer lui-même avait subi son influence féroce. A Saint-Quentin, on vit le soldat éventrer les morts et leur arracher les entrailles[1].

On souffrait déjà sous Charles-Quint, mais le roi offrait à son peuple les compensations d’une moisson de gloire, d’héroïsme, de poésie, d’aventures et de coups de fortune. Il ouvrait à son imagination de grandes échappées. On espérait toujours vivre un roman, avoir quelque bonheur imprévu et inouï, avec un prince sujet lui-même aux boutades romanesques, entreprenant, remuant, sans cesse à courir l’Europe et la Méditerranée et aimant les braves, leur souriant, les flattant. Que sa politique fût rusée et même quelque chose de plus, c’était son affaire : le soldat ne s’en occupait pas, ni le compagnon en route pour le Pérou.

Sous son fils, l’horizon se rétrécit et les échappées se ferment. Le nouveau souverain n’aime que les gens de bureau comme lui. La détresse financière aidant, il oublie la solde de ses troupes, il oublie leurs vivres. Adieu les beaux plumets et les beaux rubans ! adieu les pimpans uniformes qui donnaient au régiment l’air d’être

  1. Los abrian por los eatomagos ; yo vi uno que le sacaron las tripas por el estomago. (Récit d’un capitaine espagnol.)