Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/907

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’Espagne fit pirement que tous, sans pouvoir jamais rompre une lance[1]. « Il renonça bien vite à la chevalerie et s’enferma avec son encrier. Ce n’est pas lui qu’on aurait surpris faisant le chevau-léger à l’avant-garde ! Pendant que son armée se battait à Saint-Quentin, il écrivait des lettres. Charles-Quint fut hors de lui en apprenant que son fils n’était pas à l’action. Après la prise de la ville, il quitta Saint-Quentin, confirmé dans l’opinion, alors nouvelle, qu’un roi doit faire faire la guerre et rester chez soi ; que son père était « un homme bien étrange d’y trouver tant de plaisir ; » que le temps des paladins était passé et l’heure venue pour les souverains de remplacer l’épée par la plume. Son père l’étonnait autant que lui-même étonnait son père. Ils ne pouvaient pas se comprendre, l’un regardant en arrière et s’amusant à jouer les preux, les Richard Cœur-de-Lion ; l’autre devinant et devançant le type moderne de l’homme d’état bureaucrate.

Après les guerres, il supprima le plus qu’il put les voyages, puis les chasses, puis les promenades. On l’aperçut encore, de loin en loin, sur une terrasse du palais de Madrid, puis cela aussi fut supprimé. On ne le vit plus, sauf lorsqu’il passait en voiture pour aller à l’Escurial, le nez dans ses papiers. Il ne sortit plus de son cabinet, toujours écrivant, compulsant, annotant, lisant tout : lettres, mémoires, statistiques, rapports, suppliques, et se rappelant tout ; donnant lui-même ordre à tout ; réglant et réglementant tout : les mouvemens de ses flottes et le prix du blé, la lutte contre le protestantisme et les purgations de ses enfans, les tortures à infliger et le moment où il mettrait son habit neuf. Il écrivait le jour, il écrivait la nuit. On l’attendait pour une fête : il écrivait. La reine l’attendait : il écrivait. La nouvelle d’un désastre arrivait : il écrivait, écrivait. Depuis que la bureaucratie a été inventée, on ne vit jamais vocation aussi déterminée. Il était appliqué, laborieux, patient, infatigable, mauvais bureaucrate du reste : il était toujours en retard ; un ordre urgent arrivait au bout d’un an.

Nous n’avons pas à parler de sa politique extérieure. Il suffira de rappeler qu’elle a été l’objet de jugemens très divers, qui ont fait ranger Philippe II tantôt parmi les grands rois, tantôt parmi les princes médiocres. Nous ne nous occupons que de l’état intérieur de l’Espagne, et il est hors de doute que la politique méticuleuse du souverain ne rendait pas l’existence de ses sujets joyeuse. Ce monarque invisible avait des dossiers sur tout le monde. Il savait les affaires de chacun, les idées de chacun, la science et les

  1. Lettre de Marillac, ambassadeur de France, au connétable duc de Montmorency (3 février 1551).