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haut, rien n’y est dû au caractère ou à la volonté du héros. Un demi-siècle avant l’apparition de Lazarillo de Tormes, dans un livre qui peint aussi les bas-fonds populaires[1], la vieille Célestine répond déjà à quelqu’un qui lui reproche sa fange : « Je suis une vieille comme Dieu l’a voulu. »

Ils sont « comme Dieu l’a voulu, » et Dieu ne les a pas voulus bons. « Comme faire le mal vient de notre fonds naturel, dit l’un d’eux, on apprend sans peine à mal faire. » Or le monde est ainsi arrangé, que le pauvre ne saurait se passer de la science de mal faire : « La vie des hommes, si nous l’examinons bien, est une bataille depuis le premier âge jusqu’à celui où les cheveux deviennent blancs. » Bataille où les chances sont très inégales, car le riche et le grand s’y présentent armés de toutes pièces, tandis que le pauvre y entre nu. Leur fatalisme ne les empêche pas de remarquer cette inégalité, et, s’il y a une idée dont tous les picaros soient bien pénétrés, c’est que « les hommes bas » ont un mérite infini à s’élever, et qu’il est au contraire ignominieux « à ceux qui sont élevés de se laisser choir. » Les petits et les pauvres se sentent isolés, et ils le sont réellement, par la force des circonstances historiques. L’Espagne ne pouvait pas suivre l’impulsion générale et se métamorphoser en état moderne ; les grandesses ne pouvaient pas devenir de simples habitans du royaume, les villes perdre leur pouvoir légal, sans que tous les Espagnols s’en ressentissent d’une manière quelconque. L’un des premiers effets de ces transformations profondes des états est toujours de rendre hors d’usage l’ancien groupement des classes, qui ne répond plus aux besoins et aux devoirs nouveaux. Il faut le remplacer, et cela ne se fait point sans une période de désarroi. Les anciens points d’appui ont disparu, et on ne trouve pas encore les nouveaux. Les signes de ce malaise sont visibles dans l’Espagne du XVIe siècle. Les Cortès (1560) reprochaient aux seigneurs « de ne plus garder et entretenir dans leur maison les parens pauvres et honorables. » Les hidalgos leur reprochaient de ne plus avoir les petits corps d’armée à leur solde, où le gentilhomme pauvre trouvait une situation convenable à sa naissance. Le peuple leur reprochait d’avoir oublié les anciennes relations patriarcales entre maître et serviteur. « Les seigneurs de ce temps, dit un vieil écrivain, s’aiment plus eux-mêmes que leurs serviteurs… Ceux qui leur appartiennent doivent agir de même avec eux. » Le grand se juge délié du devoir de protection ; en revanche, le petit se juge délié du devoir de dévoûment et fidélité.

  1. La Celestina.