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dire du métier des armes que sa gloire surpassait toutes les autres gloires : elle était la seule vraie gloire, la gloire même. Le moyen que ces gens-là, en rentrant au foyer, apprissent à courber l’échine et à manier un outil ? Ils soufflaient autour d’eux leur mépris pour les métiers serviles et trouvaient des cœurs convertis d’avance. On ne doit pas oublier que l’esclavage existait encore en Espagne, et tous les pays à esclaves ont le mépris du travail manuel. L’écuyer de Lazarillo ne l’avait ni plus ni moins que tout ce qui se sentait dans les veines du sang d’hidalgo. Il était de son pays et de sa race, rien de plus. Parmi ces fous d’honneur, beaucoup étaient destinés, avec l’âge et l’excès de la souffrance, à rouler de degré en degré, mais cela valait encore mieux que de commencer tout de suite par le bas, comme Lazarillo. Celui-ci en avait l’instinct, et il aimait et respectait profondément son maître, tout en le trouvant déraisonnable.

Leur tranquillité ne fut pas de longue durée. Tolède se mit à fouetter et chasser les mendians étrangers à la ville, de sorte que Lazarillo n’osa plus tendre la main. La faim rentra en reine dans la maison, et l’écuyer la brava de nouveau d’un front impassible. Il est vraiment très beau, dans son entêtement ridicule et héroïque, ce noblaillon qui, parce qu’il a l’honneur d’être Castillan, subit les tortures de la faim plutôt que de déroger. Lorsqu’on songe qu’il résumait alors en lui les idées, la conduite et le sort de toute une partie d’une grande et noble nation, le drame muet qui se jouait dans cette petite maison devient épique. L’écuyer, assis sur son banc de pierre et attendant, grandit démesurément devant nos yeux. Qu’attendait-il ? Rien, sinon que Dieu et le roi d’Espagne, voyant en quel état était réduite leur noblesse castillane, prissent des mesures pour faire cesser cette honte et injustice. On s’incline, comme Lazarillo, devant une telle foi. Il y a une grandeur qui impose, quoi qu’on en ait, dans un idéal aristocratique qui refuse résolument de tenir aucun compte de la réalité, dans des hommes qui meurent de la réalité sans lutte ni résistance, en la niant. Le pauvre écuyer de Tolède, non moins fou que don Quichotte, était aussi non moins sublime. Nous saluons dans l’un comme dans l’autre la majesté de l’imagination et de la volonté humaine.

Le récit de son dernier et grand jeûne est sobre et puissant. Point de grands mots, aucun détail, et pourtant on les voit, on est avec eux, on meurt de faim avec eux. « Qui l’aurait pu voir, raconte. Lazarillo, aurait vu la disette de notre maison, la tristesse et le silence de ses habitans, tellement qu’il nous arriva de rester deux ou trois jours sans manger une bouchée ni prononcer une parole. » Lazarillo fut sauvé par des voisines, de pauvres fileuses avec qui il s’était lié, et qui lui donnèrent de quoi ne pas trépasser.