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aller mendier. Il rapporta au logis du pain, un morceau de pied de bœuf et quelque peu de tripes cuites, qu’il étala sur le banc de pierre. « Mange, pauvret, lui disait son maître. Moi, je t’ai attendu, et, ne te voyant pas venir, j’ai dîné. » — « Je me mis à souper et à mordre mes tripes et mon pain, tandis que je regardais à la dérobée mon malheureux maître, qui ne pouvait détacher ses yeux de mes basques, dont je m’étais fait une assiette. Dieu veuille avoir de moi autant de compassion que j’en ressentis alors pour mon maître, car j’avais éprouvé ce qu’il éprouvait, et je l’avais enduré bien des fois, et je l’endurais encore ! » Le bon petit cœur de Lazarillo n’y put tenir. Quelques minutes plus tard, maître et valet étaient assis côte à côte, dévorant de compagnie tripes et pied de bœuf. L’écuyer sauva l’honneur en protestant que c’était gourmandise de sa part et qu’il n’avait point du tout d’appétit, ayant déjà dîné.

Après deux maîtres qui ne lui donnaient rien à manger, Lazarillo en eut ainsi un troisième qu’il était obligé de nourrir. Il s’attacha pourtant à lui de toute son âme, car il voyait bien que c’était pauvreté, non avarice ni dureté, et il mendiait avec zèle pour lui rapporter à dîner. Il admirait sa patience. Qui donc, se disait-il en le regardant passer, magnifique et hautain, qui donc, rencontrant mon maître, ne croirait pas, à son air content de soi, qu’il a bien dîné hier soir et bien déjeuné ce matin ? « Qui ne serait trompé par ce beau port, cette bonne tape et ce bon sayon ? Oh ! Seigneur, combien y en a-t-il de par le monde qui, pour cette malédiction qu’ils nomment honneur, souffrent ce qu’ils ne souffriraient pas pour vous. » Lazarillo se creusait en vain la cervelle pour concevoir, lui picaro, un état d’esprit où on se laisse mourir de faim par bienséance et plutôt que d’abaisser son orgueil. Il s’étonnait en lui-même de ce que pouvait sur beaucoup d’hommes le mot a honneur, » qui lui semblait si vide. Il considérait le grand nombre des gens qui pensaient comme son maître, et leur entêtement le confondait : « Il semble, dit-il, que ce soit entre eux une règle établie et observée, qu’encore qu’ils n’aient pas un cornado[1] vaillant, leur bonnet reste planté à sa place. » Mais, tout en jugeant leur conduite absurde, il s’inclinait devant leur supériorité morale. Il sentait obscurément que c’était une autre race, parlant un langage inintelligible pour lui et certainement insensé, mais plus beau que le sien. Il était content de tendre la main pour écouter ensuite son maître lui raconter, eu partageant leur pain, qu’il avait

  1. Le cornado valait la deux cent quatrième partie d’un réal, lequel valait 26 de nos centimes.