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appris à draper leurs haillons et à prendre des attitudes. On s’explique ces loques à l’air militaire, ces béquilles qui semblent marquer le pas, et ces grandes allures soldatesques. Ils ont gardé la marque des camps dont ils sont les épaves, où ils ont appris les façons des beaux cavaliers, où ils ont été eux-mêmes de beaux cavaliers. Les soldats espagnols étaient coquets entre tous. Ils se sentaient plus braves dans un accoutrement galant. « Ce sont les beaux habits, disait l’un d’eux, les plumes, les couleurs vives qui animent le soldat et lui donnent forces et courage. » Quand l’excès des souffrances rendit la guerre impopulaire, les gens du peuple prirent en haine les brillans uniformes. « En Espagne, dit le même personnage, quand on nous voit ainsi accoutrés, on nous insulte. On voudrait nous voir vêtus en quémandeurs ou en étudians vagabonds, habillés de deuil et en guenilles, enveloppés de haillons noirs. » Dans la pensée du soldat, c’était un contre-sens, presque une profanation, que d’associer un costume triste et sans éclat aux idées de bataille et de gloire. Les habitudes de crânerie prises à l’armée se retrouvaient dans la façon pittoresque dont les anciens soldats espagnols, tombés dans la misère, portaient leurs guenilles. Il est impossible de les contempler sans les admirer, et la cause de leur supériorité est à remarquer. A la différence des gueux ordinaires, ils n’avaient pas péché au début par défaut d’énergie, mais plutôt par excès, et des origines si opposées produisaient des physionomies très diverses. Les camarades de Guzman et de Pindaro avaient souvent des mines de sacripans ; ils avaient bien rarement des mines basses.

L’écuyer de Lazarillo était destiné à devenir un de ces vagabonds pittoresques. Pour l’instant, il était encore assez bien vêtu pour paraître un maître désirable. « Nous nous regardâmes l’un l’autre, raconte Lazarillo, et il me dit :

« — Petit, tu cherches un maître ?

« — Oui, monsieur, répondis-je.

« — Eh bien ! viens avec moi. Dieu t’a fait une grâce en te mettant sur mon chemin ; tu as dû dire aujourd’hui quelque bonne oraison.

« Je le suivis, remerciant Dieu de ce que je venais d’entendre, et aussi parce que je reconnus, à son habit et à son maintien, que ce maître était celui dont j’avais besoin. »

Il n’était pas encore huit heures du matin quand il rencontra ce troisième maître. L’écuyer continua sa promenade, de son pas allongé et fier. Lazarillo trottait sur ses talons. Ils traversèrent une grande partie de la ville et vinrent passer au marché, mais ils n’achetèrent rien. « Probablement, se dit l’enfant, il n’a rien vu qui lui plaise et il veut que nous achetions ailleurs. » Ils se