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de tout mon cœur et de toute mon âme, non pas de faire du malade selon sa volonté, comme on a coutume de dire, mais de l’emporter de ce monde. Quand ils en réchappaient, — Dieu me le pardonne, — je les donnais mille fois au diable ; au contraire, celui qui mourait emportait autant de bénédictions. Pendant environ six mois que je restai là, il ne mourut que vingt personnes, et je crois fermement que c’est moi qui les tuai, ou, pour mieux dire, qu’elles moururent à ma requête, parce que le Seigneur, voyant ma mort terrible et continue, prit plaisir à les tuer pour me donner la vie. »

Trois ou quatre dîners par mois sont juste assez pour raviver la sensation de la faim. Lazarillo, efflanqué, exténué, n’en pouvant plus, résolut d’obtenir coûte que coûte un peu de ce pain que le peuple espagnol, d’un mot qui dit tout, appelait « la face de Dieu, » et que les pauvres gens serraient comme le trésor des trésors, l’objet rare et précieux par excellence. Il se procura une fausse clé du grand coffre et vola un pain. Le prêtre eut des soupçons et compta ce qui lui restait. Alors l’enfant affamé, mais craignant le châtiment, partagé entre la faim et la peur, voulut du moins adoucir sa peine par le spectacle de cette chose bénie, miraculeuse : un pain. « J’ouvris le coffre et, lorsque je vis le pain, je commençai à l’adorer, sans oser y toucher. Je les comptai pour voir si le misérable ne s’était pas par hasard trompé, et je trouvai le compte plus juste que je ne l’aurais voulu. Tout ce que je pus faire fut de leur donner mille baisers et de rogner un peu, le plus délicatement que je pus, le pain entamé, à l’endroit de l’entame. » Les jours suivans, il souffrit tellement, que l’idée de regarder seulement du pain devint une idée fixe : « Dès que j’étais seul, je ne faisais pas autre chose que d’ouvrir et de fermer le coffre pour y contempler cette face de Dieu. » Lorsqu’un enfant en est à adorer la huche comme une châsse et son contenu comme une relique, ne soyons pas surpris s’il ne voit pas d’idéal plus élevé qu’un état, quel qu’il soit du reste, où l’on dîne.

Si encore le prêtre l’avait plaint, s’il avait partagé avec lui le peu qu’il avait, Lazarillo se serait soumis au sort commun. Il aurait reconnu dans ce qui lui arrivait le doigt de la Providence, comme le spadassin de Cervantes à qui la besogne manquait et qui disait avec une soumission édifiante : « La feuille d’arbre ne remue pas sans la volonté de Dieu, et nous ne pouvons obliger personne à se venger. » Mais ce prêtre était un homme dur et injuste. Il rongeait premièrement les os de ce peu qu’il avait et il les jetait ensuite à Lazarillo en disant : « Prends, mange, triomphe, car le monde est à toi ; tu fais meilleure chère que le pape. »

« Ce Dieu qui secourt les affligés, poursuit Lazarillo, me voyant en telle détresse, me suggéra un petit remède. » Le vieux coffre