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bonne dame n’avait jamais prospéré depuis le jour où elle avait été fouettée sur la place de Salamanque. Son fils était une charge. Elle s’en débarrassa en le cédant à un vieil aveugle. C’était d’une bonne mère, car le métier de conducteur d’aveugle passait pour la meilleure de toutes les écoles. « Le garçon de l’aveugle, disait le maître de Lazarillo, doit en savoir plus que le diable. » Il disait aussi à son élève : « Je ne puis te donner ni or ni argent, mais bien beaucoup d’avis qui t’apprendront à vivre. » Le bonhomme ne se vantait point. Il était véritablement « un aigle en son métier. » Depuis que Dieu avait créé le monde, il n’avait pas fait un aveugle aussi sagace, et Lazarillo avait à peine franchi le pont de Salamanque, qu’il se sentait tout autre. « Il me semble, raconte-t-il, que je m’éveillais de la simplicité dans laquelle j’étais jusqu’alors endormi, comme un enfant que j’étais. » Il commença à ouvrir l’œil, à aviser et réfléchir, et, comme il était intelligent, il fit des progrès rapides dans l’art de vivre.

Quelle que fût la branche de la profession qu’on embrassât, le métier de picaro, où chaque bouchée de pain coûtait un effort d’ingéniosité, était connu pour développer l’intelligence. Guzman de Alfarache[1], confrère de Lazarillo et garçon de bonne famille, rapporte que, dès le début de ses « études » de « pipeur, » il reconnut qu’il n’y avait pas de meilleure gymnastique intellectuelle. « Mon esprit, dit-il, devenait plus subtil d’heure en heure. J’aiguisais mon entendement, » Lui aussi se sentait tout autre, et tellement supérieur à l’ancien Guzman, qu’il n’aurait pas voulu troquer sa nouvelle existence contre celle du plus riche de ses nobles ancêtres. « Quoiqu’il arrive, pensait-il, mieux vaut savoir qu’avoir ; car, si la fortune vous abandonne, la science reste. Les affaires se gâtent : la science croit, et le peu que sait le sage a plus de prix que tout ce que possède le riche. » Les philosophes n’ont jamais mieux dit.

Les « études » de Lazarillo furent dirigées par son aveugle avec sollicitude. Il lui enseigna à mendier. C’était peut-être la branche de la profession qui exigeait le plus de tact et la plus grande fertilité d’invention. Chaque nation avait sa manière de mendier, et elle n’a guère varié depuis trois cents ans, témoin le tableau suivant ; c’est encore le sage Guzman qui parle : « Les Allemands chantent en chœur ; les Français marmottent des litanies ; les Flamands se confondent en révérences ; les Gitanos vous poursuivent avec importunité ; les Portugais pleurnichent ; les Toscans pérorent ; les Castillans le prennent de haut. » Les litanies, à la vérité, sont un

  1. Guzman de Alfarache, par Mateo Aleman.