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pas bon qu’on laisse inscrit sous paraphe de greffier et sur le livre des entrées : un tel, fils d’un tel, habitant de tel endroit, fut pendu tel jour, ou fouetté, ou autre chose semblable, qui pour le moins sonne mal aux oreilles délicates[1]. » L’auteur de Lazarillo de Tormes était ennemi du scandale, comme le seigneur Monipodio. Il ne se vanta jamais de son œuvre, qui fut d’abord imprimée à Anvers et largement expurgée par l’inquisition avant d’être autorisée en Espagne.

Le récit a la forme d’une autobiographie. Lazarillo commence son histoire au commencement, afin que nous ayons « entière connaissance de sa personne, » et nous savons au bout de deux pages qu’il a de qui tenir. Son père était un coquin, sa mère une coquine, et lui-même de la graine de coquin. La Providence lui avait fait la grâce de naître libre de ces préjugés dont peuvent s’accommoder les riches et les puissans, mais qui coupent bras et jambes au pauvre homme n’ayant que son industrie pour tout patrimoine. Il n’était pas méchant ; c’était seulement un esprit large, prêt à profiter de toutes les chances de l’existence humaine, pourvu que le ventre y trouvât son compte. Le préjugé du dîner est le seul qu’on lui découvre.

L’Espagne du XVIe siècle offrait un beau champ aux ambitions d’une âme libre et hardie. Jamais et nulle part, dans aucun temps et dans aucun pays, les chances de l’existence humaine n’ont été plus nombreuses, plus variées, plus singulières en bien et en mal. On pouvait débuter par garder les cochons, comme Pizarre, et finir par conquérir le Pérou. On pouvait être marquis de Pescaire et prendre le roi de France à Pavie, ou spadassin à grandes moustaches, la longue rapière au côté et le chapeau à larges bords sur les yeux. On pouvait être grand inquisiteur comme Quiroga et brûler 2,816 hérétiques, ou fonder l’ordre des jésuites, comme Ignace de Loyola. On pouvait remuer les pierreries à la pelle, paver sa grande salle de pièces d’or et en poser les voûtes sur des piles de plats d’argent, ou être mendiant, faux perclus, diseur de patenôtres, coupeur de bourses, valet de rufian, montreur de chiens savans, pour tout dire, en un mot, on pouvait être picaro, affamé et déguenillé, mais en possession de cette « glorieuse liberté auprès de laquelle tout l’or et toutes les richesses de la terre sont de peu de prix[2], » et dont les fumées troublaient alors bien des cerveaux en Espagne, car beaucoup se firent gueux qui auraient pu vivre honnêtement. Plus d’un fils de famille s’échappa du logis

  1. Cervantes, Rinconete y Cortadillo.
  2. Toutes ces citations sont tirées de romans picaresques.