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misérables chaumières dont les modestes fumées se dissipent dans un ciel zébré de nuages noirâtres, déjà assombri par la nuit. D’autres fois encore, plus rarement, comme dans le petit tableau qui appartient à M. le baron Lippmann, à Vienne, c’est la nuit elle-même qu’il a peinte avec son silence, ses mystères, et, sous les clartés douteuses de la lune qui s’élève au-dessus d’un colline, un étang où tremble son image et un hameau endormi dont on entrevoit confusément les maisons à travers les grands arbres d’une forêt.

Mais ce sont là des exceptions dans son œuvre ; le plus souvent, c’est la même saison, la même heure du jour que nous retrouvons dans ses tableaux : une après-midi du commencement de l’automne et des végétations mûries, avec ces teintes discrètement variées qui lui plaisaient et qu’il excellait à rendre. Dans ces conditions, sous une lumière presque toujours pareille, Ruysdael semble cependant se renouveler toujours, tant ses compositions sont variées. Et pourtant son exécution n’a jamais rien de bien rare, rien de cet entrain ni de cette virtuosité qui attirent le regard et sollicitent l’attention. A vrai dire, on ne pense guère à cette exécution, et l’on a peine à discerner tous ses mérites, tant elle est peu apparente, toujours égale à elle-même, serrée et soutenue. Sans trace de hâte ou de fatigue, sans défaillances, sa touche accuse nettement les différences essentielles des objets. Si elle a plus de plénitude et de force que d’abandon et de souplesse, rien n’égale sa sûreté. Il faut copier un paysage de Ruysdael pour savoir tout ce qu’elle vaut, et la comparer à celle des autres pour apprécier son excellence. Vous vous sentez avec lui en présence d’un de ces hommes vraiment supérieurs qui, peu empressés à se produire, restent avant tout simples et naturels. Leur conversation ne vous frappe guère au premier abord, privée qu’elle est de ces traits piquans qui foisonnent chez les gens d’esprit. Peu à peu cependant, vous êtes surpris de la signification qu’ils donnent à leurs moindres paroles. Les idées qui chez d’autres passeraient inaperçues acquièrent sur leurs lèvres un intérêt particulier, et les vérités qu’on serait tenté de traiter de lieux-communs, exprimées par eux, reprennent leur saveur et leur prix. Tout se tient, tout est clair, solide, substantiel dans leur langage, et la force morale, qui est le privilège d’une nature robuste et saine, prête à leurs entretiens une éloquence significative. Tel est le charme austère de Ruysdael, tel est le secret de l’irrésistible autorité qu’il prend sur vous et qu’un long commerce ne peut que rendre mieux assurée.

Mais peut-être le mérite de la composition est-il chez lui supérieur encore à celui de l’exécution. Certes, le pays qui l’a inspiré est pittoresque et plein de caractère. Tandis qu’en d’autres contrées il semble que le hasard règne en maître, qu’on y cherche