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admiration cette toile, une des plus grandes que Ruysdael ait peintes (1m, 80 sur 1m, 40). A côté de cette œuvre remarquable, qui a malheureusement aussi un peu foncé, prennent place une autre Entrée de forêt (au Worcester-College d’Oxford), de dimensions presque pareilles, et les deux intérieurs de forêt de l’Ermitage, le Bois (n° 1138 du Catal.), et surtout le Marais (n° 1136), certainement un des chefs-d’œuvre du peintre. Jamais mieux que dans ce dernier paysage il n’a exprimé le charme auguste de la nature abandonnée à elle-même. Au sein de cette antique forêt, où les arbres croissent et meurent respectés, les tiges vigoureuses des jeunes rejetons se mêlent aux squelettes des chênes ou des hêtres, les uns encore debout, mais dépouillés, les autres couvrant le sol de leurs débris épars. Sur le premier plan, un chêne rugueux et trapu étend ses branches décharnées au-dessus d’une mare bordée de roseaux et tapissée de nénufars. Des canards sauvages, troublés dans leurs ébats par l’approche d’un passant, s’envolent en rasant la surface de l’eau. Entre les troncs des arbres, des échappées permettent de mesurer la profondeur du bois. Quelle admirable contrée, bien faite pour provoquer l’enthousiasme d’un paysagiste ! Que de bonnes heures de travail et de solitude, — à en juger du moins par la riche moisson d’études qu’il en a rapportées, — Ruysdael y a passées, découvrant à chaque pas des aspects nouveaux qui le tentaient, se laissant pénétrer peu à peu de cette rustique poésie ! Ce furent là, sans doute, des momens de calme et de bonheur bien rares dans la vie du pauvre artiste. Ces actives contemplations lui faisaient oublier les injustices de sa destinée, et avec la conscience de son génie, quelque chose de la sérénité de ces beaux lieux descendait dans son âme.


IV

« Ruysdael dessinait-il ou peignait-il d’après nature ? S’inspirait-il ou copiait-il directement ? » Telles sont les questions que se posait Fromentin dans les pages charmantes consacrées par lui au grand paysagiste, questions qu’il aurait pu facilement résoudre, car Ruysdael a pris soin d’y répondre lui-même de la manière la plus formelle. Il existe, en effet, un grand nombre de dessins de lui, rapidement enlevés sur les pages d’un album, ou poussés plus avant sur des feuilles de dimensions plus grandes, mais qui certainement ont tous été faits d’après nature. Pour ces diverses études, Ruysdael se servait, soit de la pierre noire, soit de la mine de plomb, ou, plus souvent encore, il avait recours à un procédé généralement employé par les artistes hollandais, à cause des avantages qu’il présente. Sur une esquisse établie avec soin, il poursuivait son travail à l’aide