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qu’Everdingen nous en a données. Comment, avec sa sincérité si scrupuleuse, le maître aurait-il ainsi multiplié les images d’un pays qu’il n’aurait point vu ? Comment serait-il parvenu à mettre dans ces œuvres de seconde main plus d’originalité, plus de vérité qu’Everdingen lui-même n’a pu le faire, lui qui, ayant habité cette contrée, en avait rapporté de nombreuses études ? Nous croyons donc, pour notre part, que Ruysdael aussi a visité la Norvège, et qu’il a puisé dans ses propres études les élémens de ses tableaux. Peut-être est-ce à la suite des récits d’Everdingen que l’idée de ce voyage lui était venue ; peut-être aussi, à raison du peu de succès qu’obtenaient près de ses contemporains ses premiers ouvrages, se décida-t-il à chercher au milieu d’une nature plus accidentée des sujets qui auraient chance d’être mieux goûtés par eux. A défaut d’Everdingen, Ruysdael, s’il voulut pousser jusqu’en Norvège, aurait pu d’ailleurs trouver d’autres compagnons, Pieter Molyn, par exemple, avec qui il était naturellement en relations à Harlem, et qui devait aussi lui-même se décider à faire cette expédition, puisqu’on a de lui, à la Pinacothèque et au Stœdel’s-Institut, des études et des dessins remarquables faits d’après des paysages norvégiens, en 1658 et 1659[1].

Cette tentative, en tout cas, ne devait pas mieux réussir à Ruysdael, et l’espoir que ces tableaux, inspirés par une contrée plus pittoresque, obtiendraient plus de succès, fut tout à fait déçu. Avec les années, sa situation allait devenir toujours plus précaire. Il n’avait jamais été en possession de la vogue, et sa vie à Harlem demeura toujours difficile et obscure. Son nom ne figure point parmi ceux des dignitaires de la gilde, et ses œuvres ne lui étaient payées qu’un prix fort modique. Amsterdam, où le nombre des artistes était relativement moins considérable et la richesse plus grande, parut sans doute lui offrir les conditions d’une existence moins pénible, et il alla s’y fixer. En 1659, il obtenait le droit de bourgeoisie dans cette ville, qu’il habita jusqu’en 1681 ; mais il ne semble pas qu’il parvint à s’y créer plus de ressources. Il se trouvait cependant alors dans toute la force de son talent. Grâce à son travail et à ses études incessantes, son exécution était devenue plus facile et plus large. Sa couleur non-seulement n’avait plus la dureté qui dépare ses premiers ouvrages, mais elle avait acquis une souplesse et une harmonie extrêmes. Tout en restant discrète et

  1. Le grand nombre des tableaux de P. Molyn qui se trouvent en Suède, tandis que ses œuvres sont d’une extrême rareté dans le reste de l’Europe, nous semble également une confirmation de son séjour dans le Nord. Les dates que nous donnons s’accorderaient assez, du reste, avec l’apparition un peu postérieure des paysages norvégiens dans l’œuvre de Ruysdael.