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l’impôt de l’argent, l’impôt du sang, et surtout l’impôt du temps, le plus onéreux de tous. Elle a su persuader à la nation que gouverner n’est pas un privilège, mais une charge, et que la classe qui en assume, volontairement et gratuitement, le fardeau, mérite non la jalousie, mais la reconnaissance des autres classes.

Telles sont les idées de Burke, légèrement modernisées par M. Lecky ; telles sont aussi les idées que tout gentleman anglais a professées jusqu’à la réforme de 1832, pures et sans mélange, et depuis cette réforme jusqu’à l’évolution gladstonienne, additionnées d’une certaine dose de libéralisme continental. La marée montante de la démocratie les a presque submergées. Mais cette marée est aujourd’hui étale ; même certains signes me permettent d’affirmer qu’elle descend.

Il est curieux de comparer, en 1789, les sentimens des trois principaux hommes politiques de l’Angleterre à l’égard de notre révolution : Burke, hostile et sinistre ; Fox, enthousiaste, dithyrambique ; Pitt, froid, dédaigneux, presque indifférent. L’amitié du second fut, en ce qui nous touche, tout aussi impuissante que la haine du premier ; c’est au troisième qu’il était réservé de nous porter les coups les plus furieux, de nous infliger des blessures presque inguérissables. Arrêtons-nous un moment, avec M. Lecky, devant ce grand ennemi de la France. D’abord était-il si grand ? Et comment est-il devenu l’ennemi de la France ?

« Le principal défaut de Pitt, écrit M. Lecky, était l’orgueil. » Il n’y a qu’un mot à changer : c’était sa principale qualité. C’est celle-là, en effet, qui l’a recommandé aux Anglais de son temps, comme à ceux du nôtre. Il faut, comme l’on pense, un immense orgueil pour représenter et conduire quinze millions d’orgueilleux. Mais ne confondez pas un tel sentiment avec la grosse vanité ministérielle qu’on a pu voir en d’autres pays et en d’autres temps. L’orgueil d’un William Pitt est d’autre étoffe. Il ne veut ni honneurs, ni argent, ni femmes : il veut être le maître, et voilà tout. La physiologie de cet homme est mystérieuse ; elle serait curieuse à tenter, mais les documens font défaut. Il y a en lui un for intérieur où l’on ne pénètre pas : entrée interdite à l’histoire ! Sa seule débauche connue consiste à se griser, à portes closes, dans sa petite maison de Wimbledon, avec son compère et ami Dundas. L’ivresse venue, un valet de chambre se glisse dans la salle, ramasse respectueusement les deux ministres et les couche. À demain les affaires d’état. Il ignorait l’amour dans tous les sens du mot ; il songea à épouser Mlle Necker : c’est, je crois, tout dire d’un mot. Singulier phénomène que ce ministre vierge, qui, par certaines susceptibilités d’épiderme, certaines pudeurs baroques, sent la vieille fille plus que le vieux garçon ! Plus d’un trait de virilité manqua dans cette nature d’ailleurs si forte, si audacieuse, si résolue !