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dont j’ai parlé. Nous avons rejeté Abd-el-Kader dans l’intérieur du Maroc, ce qui ne veut pas dire qu’il ne reviendra pas ; je crois même pouvoir vous prévenir qu’il reviendra. Il ne reviendra pas dangereux, mais tracassier, et voilà pourquoi il faut que nous restions toujours forts et vigilans : c’est là mon adage.

« Vous dominez tout le pays depuis la frontière de Tunis jusqu’au territoire du Maroc. Il ne reste qu’un petit pays de quatre-vingts lieues de longueur sur trente de largeur, qu’on appelle vulgairement la Kabylie. Ce sont les montagnes de Bougie à Djidjeli, pays très difficile, montagnes très âpres, peuplées par des hommes très vigoureux, énergiques, excellons fantassins. Il n’est pas du tout impossible de les soumettre ; l’armée d’Afrique ne connaît pas beaucoup d’impossibilités dans ce genre ; toutefois, ce n’est pas urgent, mais c’est une chose qui doit être faite tôt ou tard. Comme le disait M. Thiers, l’occupation restreinte est une tâche impossible ; il est plus facile de prendre le tout que la partie. On ne peut pas faire la conquête à demi.

« Nous serons donc contraints de prendre la Kabylie, non pas que les populations soient inquiétantes, envahisseuses, hostiles ; non ; elles défendent vigoureusement leur indépendance quand on va chez elles, mais elles n’attaquent pas. Mais ce territoire insoumis au milieu de l’Algérie obéissante est d’un mauvais exemple pour les tribus qui paient l’impôt et voient auprès d’elles des voisins qui ne le paient pas. C’est un témoin vivant de notre impuissance, de notre respect pour les gens forts, et cela diminue notre force morale. C’est un refuge pour les mécontens de nos possessions ; c’est là qu’un lieutenant d’Abd-el-Kader, Ben-Salem, s’est retiré et maintient encore le drapeau de son maître ; il pourrait sortir de là quelque jour un gros embarras.

« Il y a encore une autre considération, c’est que nous ne pouvons rester continuellement à Bougie et à Djidjeli bloqués et regardant les montagnes, sans y avoir aucune espèce d’action. Si l’on veut renoncer pour toujours à ces montagnes, en vertu de sentimens philanthropiques ou dans la crainte d’augmenter l’effectif de deux ou trois régimens, il faut s’empresser d’évacuer Bougie et Djidjeli, occupations très onéreuses et qui ne servent absolument, dans l’état actuel des choses, qu’à nous faire perdre des soldats et dépenser de l’argent. Sinon, nous serons obligés de prendre toute la Kabylie un jour ou l’autre. »

Tout était dans ce discours : le passé, le présent, l’avenir de la conquête.


CAMILLE ROUSSET.