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Ceux qui désirent connaître les jugemens et les prophéties[1], parfois saisissantes, de Burke, sur la révolution française, les trouveront dans ses fameuses Considérations sur ce grand sujet, dans son Appel des anciens aux nouveaux whigs, dans ses Pensées sur les affaires de France, ou Sur la conduite des alliés. Ce ne sont point des feuilles volantes que le vent emporte, des pamphlets dévorés d’une génération, inintelligibles à la génération suivante; ces ouvrages vivent, non-seulement par la forme, comme les Lettres de Junius, mais par les idées, qui sont le fond même du caractère national. Tout ce qui se passe dans le monde et ne rapporte pas un profit direct à l’Anglais doit le servir indirectement en lui procurant un spectacle et une leçon. Ainsi Burke, tirant, au jour le jour, la moralité de la révolution, apprenait à l’Angleterre à se mieux connaître. Pourquoi l’aristocratie française périt-elle? et pourquoi l’aristocratie anglaise doit-elle vivre? La noblesse française est une caste fermée, la noblesse anglaise une élite sans cesse renouvelée. En France, on vend des brevets de noblesse à quelques traitans enrichis. Est-ce une sélection sérieuse et suffisante? La grande loi de la vie, c’est la circulation, et les corps sociaux y sont soumis comme les organismes individuels. Il ne suffit pas de laisser entrer les élémens reconstituans, il faut faire sortir les élémens épuisés. L’aristocratie française revendique comme sien le plus humble cadet de famille et les enfans de ses arrière-petits-enfans, jusqu’à ce que le dernier descendant de ces races anémiées s’éteigne de misère et d’ennui dans sa gentilhommière. Il n’en va pas de même parmi la noblesse anglaise; on en sort plus facilement encore qu’on n’y pénètre. Si elle reçoit une lente et discrète adjonction de talens, dans la personne des gens de robe, elle se débarrasse de son trop-plein en laissant retomber dans la roture tout ce qui sort d’elle, hormis l’individu destiné à maintenir le nom et le titre. Même celui-là, le fils aîné du lord, qui sera lord à son tour, est d’abord un commoner, et dans cette première existence, qui est un apprentissage social et politique, il apprend à connaître les idées, les sentimens, les intérêts et les mœurs de la classe gouvernée. Ainsi cette aristocratie plonge ses racines au cœur de la nation, s’alimente de la sève populaire. A toutes les époques de l’histoire, on la trouve s’identifiant avec le peuple. La noblesse française se contente de payer de sa personne sur les champs de bataille. La noblesse anglaise paie tous les impôts :

  1. Burke croyait que la révolution annulerait pour longtemps et peut-être pour toujours la puissance militaire de la France : on sait s’il s’est trompé. Mais il ne se trompait pas lorsqu’il annonçait les excès de la révolution, et qu’un despote en sortirait. Sur ce point, lui seul a vu clair et prédit juste, avec Catherine II qui écrivait ! « Quand viendra César?.. Oh! il viendra, gardez-vous d’en douter! »