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attaquer les carrés d’infanterie, et, plus elle est nombreuse, passé un certain chiffre, moins elle a de puissance. Il n’est pas plus difficile de repousser, avec des bataillons bien harmonisés, 15,000 chevaux arabes que 3,000 ou 4,000. Les courages individuels, quelque distingués qu’ils soient, ne sont plus indépendans ; ils sont entraînés dans le tourbillon, et ils s’affaiblissent par le désespoir de l’impuissance. »

Le 12, dans la soirée, les officiers des chasseurs d’Afrique et des spahis offrirent un punch aux camarades des escadrons venus de France. La salle de réception était une enceinte de verdure, au bord du ruisseau ; des lanternes en papier de couleur se balançaient aux branches des lentisques et des lauriers-roses ; le punch flambait dans les gamelles ; on buvait à la gloire et à la patrie, à l’Algérie et à la France. Cependant il manquait à la fête quelque chose, ou plutôt quelqu’un, le grand chef. L’interprète principal de l’armée, M. Léon Roches, qui vivait dans sa familiarité, fut dépêché vers lui en ambassade.

Le grand chef, accablé de fatigue, dormait tout habillé dans sa tente. Au premier abord, le réveil fut terrible et l’ambassadeur envoyé au diable ; puis, grommelant, le maréchal se mit en route avec son guide ; tous deux allaient, trébuchant dans l’obscurité contre les piquets des tentes, l’un grondant de plus en plus, l’autre de plus en plus bourré ; mais quand, à la lueur des illuminations, un hurrah d’acclamations accueillit le maréchal, sa mauvaise humeur tomba soudain, sa figure s’éclaira d’un joyeux sourire, et, d’une voix forte, il fit, devant cette foule d’auditeurs qui buvaient ses paroles, la prophétie de la bataille : « Après-demain, mes amis, sera une grande journée, je vous en donne ma parole. Avec notre petite armée, je vais attaquer les innombrables cavaliers du prince marocain. Je voudrais que leur nombre fût double, fût triple, car plus il y en aura, plus leur désordre et leur désastre seront grands. Moi, j’ai une armée, lui n’a qu’une cohue. Je vais vous expliquer mon ordre d’attaque. » Et il expliquait le fameux ordre triangulaire, « la tête de porc ; » et, joignant l’action à la parole, « il accompagnait sa démonstration, dit le général de Martimprey, de violens gestes des coudes, très expressifs, qui mirent en gaîté son auditoire. »

La formation, d’ailleurs, avait été mise à l’ordre. L’infanterie était répartie en quatre commandemens : 1° avant-garde, sous les ordres du colonel Cavaignac, du 32e comprenant le 8e bataillon de chasseurs, un bataillon du 32e, un du 41e, le 2e bataillon du 53e et deux compagnies d’élite du 58e ; 2e brigade de droite, sous les ordres du général Bedeau, comprenant deux bataillons du 13e léger, deux du 15e léger, un bataillon de zouaves et le 9e bataillon de chasseurs ;