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séparer de son cuisinier français ! Une éruption de colère populaire l’oblige à capituler et impose Chatham au choix du roi. Rien de salutaire pour un grand pays comme une grande guerre ; elle fait battre plus vite le pouls de la nation, fouette le sang qui stagnait dans les veines du corps politique, réveille l’idée d’honneur, met en fuite les lâches et les incapables. C’est dans un moment semblable que Chatham devient l’âme, le dictateur de l’Angleterre : nous le savons, il n’a que trop bien usé de cette dictature. Collègues, adversaires, la haine de celui-ci, la paresse de celui-là, tout cède, tout plie, tout marche, tout obéit. A propos de l’intimidation qu’exerce Chatham, on cite des traits qui sont presque risibles ; nous croyons voir un maître d’école terrorisant une bande enfantine. Mais les contemporains ne riaient pas ; ils ne songèrent à rire que longtemps après.

Pourtant Chatham ne garda pas le pouvoir jusqu’à la fin de cette guerre glorieuse : un nouveau règne amena les tories au pouvoir. George III prétendait être lui-même le chef de ce parti, et, à sa tête, restaurer la prérogative royale, sinon comme sous les Stuarts, du moins comme sous Guillaume III, qui prenait ses ministres où bon lui semblait. Le plus pressé était de briser la féodalité parlementaire, qui s’était constituée sous Walpole, et qui mettait tout le pays légal entre les mains de trois ou quatre grands chefs whigs. C’est à quoi le roi travailla vingt ans, usant de la corruption, prodiguant les pairies, combattant une chose détestable par les pires moyens. Et, quand il eut réussi, vint un jeune ministre de vingt-trois ans, qui, par sa valeur personnelle, son ambition insatiable, son immense orgueil, rejeta le roi dans l’ombre, fonda pour jamais l’indépendance ministérielle. A quel moment? Il est facile de préciser cette heure brillante et décisive dans la vie du second Pitt comme dans l’histoire parlementaire des Anglais. Ce fut en 1788, lorsque la folie du roi rendit nécessaire la discussion d’un bill de régence. Pour la cour, pour le parlement, pour le public tout entier, la question politique se transformait, comme il arrive souvent, en une question de sentiment. D’un côté, un roi vertueux, populaire, déjà vieillissant, frappé d’un mal qui paraissait incurable ; de l’autre, un jeune débauché sans âme, qui s’était fait des amis de tous les ennemis de son père. La prise de possession de la régence par le prince de Galles, qui, en d’autres circonstances, eût semblé l’acte le plus simple et le plus correct du monde, faisait horreur comme une spoliation : on eût dit que le fils voulait arracher la couronne de la tête de son père, encore vivant. Pitt, tout en profitant de l’émotion créée par cette étrange manière de voir, éleva le débat bien au-dessus des questions de personnes, et l’éleva si haut dans la région des principes que, de ces nuits mémorables,