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nombre, le XVIIIe siècle a le mérite suprême d’avoir préparé celui-ci. Nous sommes sortis de ses entrailles : il nous a conçus dans l’ivresse et enfantés dans la souffrance. Mauvais ou bons, nous sommes ce qu’il nous a faits. Mais le XVIIIe siècle anglais, où chercher son unité, sa signification, son attrait? Où trouver le fait saillant qui caractérise le siècle?

Les victoires de Marlborough? Mais leurs conséquences ont été, en partie, annulées par la bataille de Denain. La fondation de l’empire des Indes? C’est un pur accident, l’œuvre personnelle de deux hommes de génie. Clive et Warren Hastings. L’extension des colonies américaines? Mais, presque aussitôt après, ces colonies se disloquent ; la plus belle partie en est irrévocablement perdue pour la métropole. La découverte de l’Australie? Mais qui donc, en 1788, prévoit l’immense portée de cette découverte? Cherchons maintenant à l’intérieur du royaume. Certes, le réveil religieux, provoqué par les Wesleys et par Whitefield, est un fait social considérable dont je ne veux pas amoindrir la portée; il rouvre des sources d’émotion intime, taries ou bouchées pendant soixante-dix ans, pour ces classes de petite bourgeoisie qui sont les réservoirs de la force nationale. Mais enfin le revival de 1750 n’est pas un progrès suivant le cœur de M. Lecky : c’est un rajeunissement de la vieille foi, un pas en arrière, un retour au passé. Sera-ce la littérature ou l’art qui donnera au XVIIIe siècle anglais son originalité? L’art, avec Hogarth, suit, d’un crayon lourd et sans grâce, les contours de la réalité, et reproduit avec une cruelle exactitude les scènes les plus vulgaires de la vie. Ou bien, avec Reynolds, il compose, suivant de mystérieuses recettes, et enferme dans de petites fioles étiquetées le teint de toutes les jolies femmes de l’Angleterre : de ces fioles sortiront ces chairs roses et nacrées que vous admirez encore et qui mirent tant de guinées sonnantes dans la poche du peintre. Si l’art veut s’élever plus haut avec Barry, on lui tourne le dos et il meurt de faim. La littérature? Elle est toute d’emprunts et de reflets. Un comédien, Garrick, ose ressusciter Shakspeare, mais avec quelles précautions et sous quels déguisemens ! Pendant vingt-cinq ans, Johnson, un vieux pédant à moitié fou, est le dictateur des lettres anglaises. Pour trouver un accent original, il faut aller chercher dans leur boutique De Foë et Richardson, en qui s’annonce le génie de l’observation morale, ou surprendre derrière sa charrue Burus, le paysan du comté d’Ayr, qui compose des chansons sublimes, rythmées par le pas de ses bœufs. Le reste vaut à peine l’honneur d’être nommé.

Demanderons-nous à l’Angleterre du XVIIIe siècle cette élégance de mœurs, cette fleur de civilisation mondaine qui s’épanouit dans nos salons français du même temps? Nous ne trouverions rien de