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tressaillir, pour les troubler, dans nos joies les plus pures ; c’est elles qui gardent fidèlement, — on serait tenté de dire pieusement, — la mémoire affaiblie de nos impressions très lointaines, très anciennes, pour nous les rendre un jour ; c’est elles que nos semblables froissent en nous sans le vouloir, sans le savoir, parce qu’ils ne connaissent pas toujours le pouvoir d’un mot ou d’un regard ; c’est elles que nous nous étonnons de découvrir en nous, quand jusqu’alors oisives, un accident, tragique ou banal, banal pour les autres et tragique pour nous, les émeut brusquement ou les offense pour la première fois. Peu de poètes ont su les atteindre et les faire vibrer : j’en citerais parmi les plus grands qui ne semblent pas seulement en avoir soupçonné l’existence. On pourrait les nommer, d’un nom qui ne saurait désobliger personne, puisque l’on a trouvé qu’il convenait à Bossuet, les sublimes interprètes des idées communes. Mais « ils n’ont pas sondé tout l’océan dans l’âme ; » ou plutôt, ils n’ont connu de l’âme que ce qu’elle en laisse voir, ce qu’elle met ou ce qu’elle trahit d’elle-même dans ses actes extérieurs, les chagrins qu’elle ose avouer, qui ne sont pas toujours les plus profonds ni surtout les plus durables ; les joies dont elle se pare ; et, heureuses ou malheureuses, les passions dont elle se fait gloire.

Moins ambitieux et plus patient, analyste subtil, trop subtil parfois, observateur ému et pénétrant, c’est l’originalité de M. Sully Prudhomme et son premier titre de poète que d’avoir enfoncé plus avant que personne dans ce domaine de la vie intérieure. Ai-je besoin de rappeler ici tant de poèmes qui sont dans toutes les mémoires ? Mais s’il y en a d’aussi beaux, je n’en connais point de plus achevé en son genre que l’admirable élégie du premier chant du Bonheur, celle qui commence par ces mots :


Te souvient-il du parc où nous errions si tristes ?
Dans un sentier tout jonché de lilas
La solitude alanguissait nos pas,
Le crépuscule aux fleurs mêlait ses améthystes.


et qui se termine par ceux-ci :


Ton chant s’évanouit comme un baiser qui tremble,
Et sous tes doigts tendus, arrêtés tous ensemble,
Expira le dernier accord ;
Et pâle, les yeux clos, la tête renversée,
Stella, tu répondis tout bas à ma pensée :
« Après la mort, après la mort. »


Le thème en est presque banal, d’une banalité qu’il était d’autant plus audacieux d’affronter que Lamartine, — sur le ton de l’ode, à la