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si nous y cherchions une solution des grands problèmes qui s’y posent. » Ce n’est qu’un rêve, dit-il encore ; ou moins qu’un rêve, car le rêve est encore quelque imitation de la réalité ; ce n’est qu’un souhait, et un souhait que sa raison n’approuve pas toujours. Et c’est pourquoi, sur quelques points que nous puissions différer d’opinion avec M. Sully Prudhomme, — ainsi sur l’idée trop romantique, à notre humble avis, qu’il se fait de Pascal, — nous nous contenterons d’ajouter que le souhait est d’un penseur et le rêve d’un poète. Si l’exécution en avait répondu de tous points à la conception, le Bonheur serait un chef-d’œuvre que l’on pourrait sans doute égaler aux plus rares. Tel quel, et avec les manques ou les défauts qu’on y pourrait aisément noter, c’est au moins l’une des œuvres qui honoreront le plus dans l’avenir la mémoire de M. Sully Prudhomme ; — et j’ajoute cette fin de siècle.

Quand, en effet, nous disons qu’il ne nous paraît point que l’exécution du Bonheur en égale toujours et partout la conception, ce n’est pas pour nous associer à la plupart des critiques que l’on en a faites. Ou du moins, on peut les ramener et les réduire toutes à une seule : trop scrupuleuse et trop attentive, trop minutieuse plutôt, l’exécution du Bonheur est toujours et presque partout trop serrée. L’air n’y circule pas, si je puis ainsi dire ; une certaine aisance y manque, une certaine largeur ou liberté de touche, et je ne sais enfin quelle grâce de facilité d’autant plus nécessaire que la sévérité des idées, pour se faire accepter, devait ici s’envelopper de plus de séduction. Disons-le d’une autre manière : il y a peut-être trop de « pensée » dans les vers de M. Sully Prudhomme, et, trop inquiet du côté de la Sorbonne ou de l’École polytechnique, il ne se soucie pas assez de nous, simples et naïfs lecteurs, qui ne lui demandons ni tant d’exactitude, et bien moins encore, pour y atteindre, un effort si pénible. Peut-être aussi ces excès de concentration ou de condensation de sens tiennent-ils encore, chez M. Sully Prudhomme, à deux autres causes : il s’est trop longtemps attardé dans le sonnet, c’est-à-dire dans le poème à forme fixe, où il f. mt bien avouer que les grandes pensées ne sauraient entrer qu’en se rapetissant ; et son éducation de versificateur s’est faite parmi les Parnassiens.

Nous avons plusieurs fois, ici même, rendu justice aux Parnassiens, et nous les louerons toujours d’avoir enseigné dans l’art, il y a quelque vingt ou trente ans. Le respect de la forme et de la vérité. Mais ont-ils fait attention que leurs leçons, poussées trop loin, et leur technique, trop fidèlement suivie, tournaient peut-être contre leur objet même ? En devenant pour eux le premier des mérites, et aux yeux de quelques-uns l’unique, la difficulté d’art vaincue n’a-t-elle pas trop développé chez eux l’amour de la virtuosité ? Cette extrême précision qu’ils ont exigée du poète n’a-t-elle pas quelque peu détourné la poésie de