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Simple et large, la conception du poème est belle de sa largeur et de sa simplicité. Fausius, qui vient de mourir sur la Terre, se réveille et renaît dans un monde supérieur, où la vie, semblable encore à celle qu’il vivait hier, mais plus noble et plus pure, s’entretient d’elle-même et non, comme ici-bas, de la douleur, de l’esclavage et de la mort des autres. Ce sentiment, l’un des premiers qu’il exprime en prenant possession de son nouveau séjour, indique d’abord la note et donne en quelque sorte la tonalité du poème.


Qu’il fait bon ne plus voir pendre à la boucherie
Des cadavres ouverts,
Pour que l’humaine chair par d’autres chairs nourrie,
Nourrisse un jour des vers.


Car, cela va plus loin que l’horreur instinctive du sang, plus loin que l’effroi commun du meurtre et de l’âpreté de la « concurrence vitale ; » cela touche presque au dégoût des fonctions naturelles de la vie. C’est du Schopenhauer appuyé sur Darwin. Et, je n’en doute pas, — ni M. Sully Prudhomme, — les Gaulois de race ou de tempérament, ceux qui trouvent le vin bon, les filles belles et la vie joyeuse ; ou les optimistes, ceux qui croient que la nature est une « mère » pour l’homme ; ou enfin les épicuriens, ceux qui se piquent de la duper elle-même et d’en jouir en s’en moquant, tous ceux-là trouveront ce sentiment bien bizarre. Mais qu’ils fassent attention seulement qu’ils sont en présence ici de l’une des formes les plus aiguës du pessimisme, née de l’impuissance où nous sommes de faire dominer l’esprit sur la chair ; qu’ils se souviennent que, du désespoir de n’y pouvoir pas réussir, on leur en pourrait nommer qui en sont morts ; et qu’ils considèrent surtout que toutes les exagérations, s’ils le veulent, mais aussi, dans l’histoire de l’humanité, toutes les beautés de l’ascétisme et de la sainteté nous sont venues de là. M. Sully Prudhomme a raison : si ce n’est pas une forme du bonheur, c’en est au moins l’une des conditions, la base physique, si l’on peut ainsi dire, que d’être affranchi de l’esclavage du corps et des nécessités humiliantes, honteuses et coupables où la chair et le sang nous engagent.

Son Faustus, il est vrai, n’arrive pas tout d’abord à cet entier dépouillement de sa plus grossière humanité. Dans ce monde où la mort vient de lui donner accès, une femme l’attendait, entre laquelle et lui les préjugés des hommes avaient jadis élevé leur barrière. Réunis maintenant à jamais, ils parcourent d’abord ensemble, avec des sens épurés, — dont les sensations mériteraient plutôt le nom de sentimens ou d’idées, — la région des sensibles possibles, soupçonnés ou entrevus sur la Terre, moins éprouvés que rêvés, l’univers des saveurs et des parfums, des formes, des couleurs et des sons.