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pièces étrangères ; et puis Gounod et verdi approchent peut-être plus de leurs modèles que M. Benjamin Godard du sien.

De Jocelyn, les librettistes ont extrait surtout les faits, et les faits dans Jocelyn ne sont, au point de vue esthétique, que des accessoires. La mort du père de Laurence et l’adoption de celle-ci par Jocelyn ne nous importent guère ; ce qui nous importe, ce sont les cent pages qui suivent, toutes consacrées à peindre l’amitié fraternelle des deux jeunes gens, leur piété mystique, toutes leurs pensées enfin, et leurs sentimens en pleine nature. Bien plus que la découverte même du sexe de Laurence, les sentimens de Laurence et de Jocelyn après cette découverte délicieuse et terrible, nous intéressent et nous émeuvent. Là était le point délicat et attirant ; là se pressent dans le poème les beautés essentielles. Beautés singulières, que la musique devait approcher avec réserve, avec pudeur, mais qu’elle pouvait comprendre et peut-être embellir encore. Elle pouvait, sous le voile de l’amitié, suivre la mystérieuse éclosion de l’amour, et puis noter les nuances passionnées et douloureuses de cet amour naturellement offert et surnaturellement refusé. Avant la découverte, — la découverte même, — après la découverte, — voilà les trois phases psychologiques faites pour séduire un musicien, quitte à le perdre. Succès douteux, peut-être impossible, mais du moins tentative originale. Les auteurs n’ont pas compris, ou pas osé ; ils sont restés à côté du sujet, traitant, au lieu du fond, les épisodes ; les faits plus que les sentimens. Ils ont mis en scène le mariage de la sœur de Jocelyn, la fuite des proscrits dans la montagne, la mort du père de Laurence, l’exécution de l’évêque, et ce déplacement de l’intérêt, cette altération des valeurs, justifie un reproche déjà fait à l’ouvrage : tout ce qui devrait y être court est long, et tout ce qui devrait y être long est court.

La facture musicale de Jocelyn, disions-nous, n’a rien de bien original ; elle rappelle souvent celle de Gounod et celle de M. Massenet. Le premier chœur (la noce de Julie) n’est pas sans analogie avec certain petit chœur d’Hérodiade. Gounod est derrière plus d’une page, derrière plus d’une phrase, celle-ci, par exemple : Anges du Tout-Puissant, couvrez-la de votre aile ! (voir Roméo et Mireille) ; celle-ci encore, chantée à l’unisson par Jocelyn et Laurence : De tous les noms sacrés dont sur terre on s’adore. La romance-berceuse : Dors en paix, doux enfant ! du Gounod encore. Du Gounod, les progressions, les phrases qui se répètent et montent par étages, et les accompagnemens syncopés. Du Gounod toujours, mais poussé au tragique, la scène de la révolution, qu’on a plaisamment appelée une kermesse de la guillotine.

La tendance allemande s’accuse beaucoup moins chez M. Godard. Le leitmotiv n’y est pour ainsi dire pas employé ; un peu seulement au dernier tableau, et d’une main très légère. M. Godard n’a pas de