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bon Godard ; il y en avait beaucoup dans le Tasse, dans la Symphonie légendaire ; il y en a encore dans Jocelyn, surtout dans les deux derniers tableaux. Ceux-ci laissent une impression excellente, contre laquelle un jugement général, pour rester équitable, doit un peu réagir. Il faut en appeler de notre émotion finale à l’ensemble de nos souvenirs.

Il était à la fois inutile et imprudent de faire de Jocelyn un livret d’opéra. D’abord, c’était mettre en musique de la musique même. Les beaux-vers, surtout ceux de Lamartine, ont leur rythme, leur cadence, leurs harmonies, qui se suffisent. Quand on est, je ne dis pas Niedermeyer, mais Gounod, on peut chanter une ou deux strophes de Lamartine ; tout un volume, non pas. Et quel volume ! Peut-être dix mille alexandrins, un fleuve, un débordement de poésie, un poème avant tout riche, luxuriant, enveloppant le ciel, la terre et l’homme de ses gigantesques rêveries. Alfred de Vigny, je crois, appelait Jocelyn : quelques îles de poésie noyées dans un océan d’eau bénite. — Il ne l’avait pas compris. Rien au contraire n’est moins que Jocelyn dévot ou clérical au sens mesquin des mots. Rien n’est moins un poème de curé ou de sacristie. La religion de Jocelyn est la religion la plus haute et la plus héroïque. Lamartine a écrit sur la première page le mot ψυχή (psuchê), âme. C’est là, en effet, l’histoire d’une âme, et d’une grande âme. On suit tout le long du livre le développement, l’embellissement de cette âme, que la souffrance et le sacrifice emplissent peu à peu de tendresse et de compassion, que la douleur forme à la vertu.

Mais Jocelyn n’est pas seulement un poème d’âme. C’est aussi l’un des plus magnifiques parmi les poèmes de la nature, ouvrant au dehors et au dedans un horizon infini, dévoilant à la fois toutes les cimes des Alpes et le cœur meurtri d’un pauvre prêtre de village. À ce double point de vue, moral et descriptif, la tâche était trop lourde pour un musicien.

L’abondance, la simplicité et la grandeur, ces beautés du poème, manquent à l’opéra. Celui-ci paraît un peu bref, cherché et petit. On emporte du théâtre l’impression d’un Jocelyn réduit et étriqué. Aussi, pourquoi cette manie actuelle de transformer des œuvres qui, dans leur forme primitive, sont parfaites ou peu s’en faut ? Aujourd’hui, tout se met en opéras : la Dame de Monsoreau et Jocelyn, également impropres, bien que par des raisons différentes et des mérites inégaux, à cette métamorphose. A quand le Tour du monde ou la Légende des siècles ? Et puis, drames et poèmes épuisés, à quand les tableaux et les statues ? Toutes les formes de l’art ne conviennent pas au même sujet, et l’on risque, à ce jeu, de brouiller les Muses ; elles sont sœurs, mais pas à ce point. On nous citera peut-être des exemples de transformations heureuses, glorieuses même : Faust, Roméo, Otello. Mais au moins c’étaient là des pièces, et non des poèmes ; de plus, des