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avare, la veut riche ; le Hartani, à la face couleur de café au lait, la veut blanche, et plus elle a le teint clair, plus il est content. Heureux aussi est l’habitant des oasis du Sahara assez fortuné pour avoir une vache et qui peut boire autant de thé qu’il lui plaît, mettre de la viande dans son couscouss et remplacer le maigre potage du matin par des galettes chaudes et du miel de dattes !

Dans les districts où le caïd est odieux et le nomade insupportable, où les alertes sont continuelles, où les lendemains sont obscurs, on s’endurcit à ses maux par l’habitude de souffrir, et quelquefois on désarme le malheur par sa patience. Tel baudet, à l’échine râpée, aux flancs labourés par les coups, oublie ses écorchures en fêtant le chardon qu’il rencontre sur son chemin. L’Africain ne demande à la vie que ce qu’elle peut donner ; il se résigne aux accidens, il ne se charge pas de faire sa destinée, il se laisse conduire par elle et s’épargne la fatigue des réflexions. Au début de son voyage, la caravane avec laquelle M. de Foucauld était parti de Tétouan s’accrut d’une femme, de sa fille et d’un homme qui portait à la main une cage contenant six canaris. Il s’était mis en course pour les vendre et comptait sur un bénéfice de 30 francs. Le lendemain soir, il quittait la caravane en lui annonçant son mariage. Sa compagne de route lui avait plu, elle l’avait agréé, et les six canaris, qu’on se promettait de placer au plus vite, devaient pourvoir aux frais de la noce.

L’Africain réfléchit peu, et il n’a garde d’ajouter aux peines trop réelles dont cette pauvre vie abonde les chagrins, les désespoirs imaginaires. Au sommet du Djebel-Riata, après la fonte des neiges, pullulent des chenilles poilues, qu’on appelle des iakh, et qui sont, paraît-il, froides comme glace, d’où les indigènes concluent que c’est la neige qui les enfante. Les bourgeois de Fez ont un dicton ainsi conçu : « Deux ridicules sont encore plus froids que les iahhs : le vieillard qui fait le jeune et le jeune homme qui fait le vieux. » On trouve en Afrique nombre de vieillards qui font les jeunes ; mais les jeunes gens qui font les vieux, les jeunes gens à l’imagination lugubre, les jeunes gens tristes, dont l’incurable mélancolie est une grimace et qui se croiraient perdus de réputation si on les surprenait un jour en flagrant délit de naturel et de gaîté, sont une espèce presque inconnue aux habitans du Maroc. Leurs chenilles glaciales ont sur nos jeunes gens tristes ce grand avantage qu’elles servent à quelque chose : les chèvres en sont friandes et les mangent.


G. VALBERT.