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musulman est sage, il ménage son juif, ne perçoit que le revenu de ce capital, le considère comme une ferme qui rapporte d’autant plus qu’elle est mieux administrée. Mais le plus souvent ce seigneur a l’humeur rapace et violente, et il exploite indignement son serf, le dévore à belles dents. Si le juif s’insurge, on lui prend sa femme, on lui prend ses enfans, et finalement on le prendra lui-même pour le vendre aux enchères. Si le juif s’échappe, son seigneur fera son possible pour le rattraper, et il le tuera comme un voleur qui lui emporte son bien. Pour endurer de telles misères, il faut appartenir à une race dont la force de résistance est un des étonnemens de l’histoire.

Quoique, en optant pour le bonnet noir, M. de Foucauld se condamnât à essuyer de mortifiantes avanies et à perdre des heures précieuses, il ne s’est pas repenti de son choix. Les musulmans ne pénètrent jamais dans les mellahs, dans les quartiers où les israélites sont confinés. L’héroïque voyageur y trouvait son refuge ; il y passait des nuits entières à écrire ou à observer les astres d’après les principes enseignés à l’École de guerre. « Dans les marches, nul ne faisait attention, nul ne daignait parler au pauvre juif, qui, pendant ce temps, consultait tour à tour boussole, montre, baromètre et relevait le chemin qu’on suivait. » Il obtenait « par ses cousins » des renseignemens exacts sur la région qu’il parcourait, sur ses habitans. Dans toute l’Afrique du nord, il n’y a pas d’autres informateurs que les juifs ; ils ont des yeux et des oreilles, et le musulman est le plus incurieux des hommes. M. de Foucauld avait eu la précaution d’emmener avec lui un vrai israélite, le rabbin Mardochée-Abi-Serour, dont l’office consistait à jurer que cet officier français était un rabbin, à lui servir d’intermédiaire, à le couvrir de sa personne, à le laisser dans l’ombre, à lui trouver partout quelque logis solitaire et commode, et dans un besoin à forger les histoires les plus fantastiques pour dérouter les questionneurs indiscrets.

Cependant, partout où M. de Foucauld séjourna quelque temps, ni son bonnet, ni ses nouader, ni les sermens de Mardochée ne lui servirent de rien. Si les musulmans ne le soupçonnèrent jamais, les juifs le tinrent plus d’une fois pour un faux frère ; mais ils lui gardèrent religieusement le secret, et loin de lui témoigner quelque antipathie, ils devenaient plus obligeans, plus prévenans encore, plus empressés à lui fournir les renseignemens qu’il demandait. Dans un appendice de son livre, M. de Foucauld maltraite fort les israélites du Maroc. En a-t-il le droit ? dans quelle autre race de la terre aurait-il trouvé cette discrétion qui lui a sauvé la vie ? Il est sévère aussi pour les juives, auxquelles il reproche leur intarissable babil et l’aigreur de leurs querelles, et il cite à ce propos le mot de Salomon : « La femme querelleuse est semblable à un toit d’où l’eau dégoutte sans cesse au temps d’une grosse pluie. » Tout au contraire, un médecin espagnol, qui a fait